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juvéniles qu’il vient de peindre. Troïlus, résigné comme lui, revoit, du ciel, le champ sous les murs de Troie où il fut tué et sourit au souvenir de ses misères ; et Chaucer, transformant, comme tout le reste, la conclusion de Boccace, adresse un appel attendri et des conseils sages et même religieux à « Elle et à Lui, » à tous ceux dont la jeunesse est « en sa fleur. » Ce retour sérieux est aussi caractéristique que ce mélange de vie commune, ajouté par le poète à la donnée de son modèle ; par ces deux traits qu’on retrouvera de siècle en siècle chez nos voisins, Chaucer manifeste son caractère de vrai Anglais ; et si l’on veut voir à nu en quoi consiste la différence de ce tempérament avec celui des hommes du midi, dont Chaucer était pourtant si proche, il suffit de comparer cette fin à celle du Filostrato, traduit dans le même temps en français, par Pierre de Beauvau : « Vous ne croirez pas légèrement à celles qui vous donneront oreilles ; jeunes femmes sont volontarieuses et amiables et se mirent en leur beauté, et se tiennent fières et orgueilleuses entre leurs amans, pour la vaine gloire de leur jeunesse, lesquelles, combien que elles soient gentes et mignotes plus que on ne pourrait dire, si n’ont-elles ne sens, ne fermeté, mais sont muables comme la feuille au vent. » À la différence de Chaucer, Boccace se contente de cette moralisation gracieuse, qui ne laissera pas dans les esprits de trace bien profonde et ne le saurait, car elle est légère elle-même « comme la feuille au vent. »


IV

Après 1379, Chaucer cessa de voyager sur le continent, et jusqu’à sa mort, il vécut en Angleterre de la vie anglaise. Il en vit alors plusieurs grands côtés qu’il ne connaissait pas encore par expérience personnelle. Après avoir été page, soldat, prisonnier des Français, écuyer du roi, négociateur en Flandre, en France et en Italie, il entre le 1er octobre 1386 à Westminster, en qualité de député ; le comté de Kent avait élu pour ses représentans : « Willielmus Betenham » et « Gallridus Chauceres. » Ce fut une des grandes sessions du règne et une des plus orageuses ; les ministres de Richard II y furent mis en accusation et notamment le fils du marchand de laine de Hull, Michel de La Pôle, chancelier du royaume. Pour être resté fidèle à ses protecteurs, le roi et Jean de Gand, duc de Lancastre, Chaucer, mal vu des puissans du jour dont Gloucester était le chef, perdit ses places et tomba dans la misère. Puis la roue de la fortune tourna, et de nouveaux emplois