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comme un refrain : « Oiseau magique[1], attire mon amant vers ma demeure. » Cette incantation, ramenant à intervalles réguliers son chant monotone et soumettant toute l’action à un rythme mystérieux, fait contraste avec le trouble involontaire et les élans de passion de la jeune femme. Cette passion, au milieu de tous les détails du sacrifice, est toujours en scène et l’on ne perd pas un instant de vue la physionomie mobile de celle qu’elle possède. Quelle vérité touchante dans cette réprimande à son esclave, trop lente à lui obéir : « Malheureuse, où ton esprit s’est-il envolé ? Est-ce que toi aussi, misérable, tu me prends pour ton jouet ? » La marche générale du développement n’est pas moins vraie. Après avoir épuisé toutes les sortes de charme qu’elle avait préparées, après la période d’action, Simaetha, restée seule (elle a envoyé Thestylis frotter d’herbes magiques le haut de la porte de l’infidèle), soulage sa douleur par une longue confidence adressée à la lune, la divine Séléné, dont le nom revient dans le vers intercalaire qui coupe régulièrement la plus grande partie du récit. Elle prend un triste plaisir à repasser dans tous leurs détails la naissance de son amour, ses souffrances, sa première entrevue avec son amant, la manière dont la trahison lui a été révélée et dont la lumière s’est faite dans son esprit. Elle se laisse aller à représenter les diverses scènes, elle redit ses émotions, répète les paroles de Delphis qui se sont gravées dans sa mémoire ; en un mot, elle vit de nouveau tout ce temps de courtes joies et de cruelles souffrances dont elle se sent en ce moment même torturée. La preuve de son abandon qui termine son récit lui arrache une menace de vengeance. S’il l’afflige encore, ce ne sera plus à des philtres qu’elle aura recours, mais à un poison puissant qu’un Assyrien lui a donné. Mais aussitôt, après cette dernière violence, la fatigue et une sorte de calme douloureux s’emparent d’elle sous l’influence de la nature sereine et réglée qui l’environne. Dans cette âme incomplète qui ne paraît exister que par la passion, se fait jour un sentiment confus de la triste réalité, c’est-à-dire de son impuissance et de son irrémédiable misère, avec une demi-résignation : « Et maintenant adieu, ô déesse ; dirige tes chevaux vers l’océan ; pour moi, je porterai ma peine comme jusqu’ici je l’ai portée. Adieu, Séléné à la face brillante ; adieu, vous aussi, astres, cortège du char silencieux de la nuit. » Ce ne sont que des nuances, discrètement indiquées par le poète grec ; l’impression n’en est peut-être que plus pénétrante.

Telle est la fin de cette belle composition, qui donne la mesure

  1. Le torcol qu’on attachait à une petite roue.