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lit, absorbé dans sa pensée, il revoit Cressida et la revoit si belle, en traits si présens et en couleurs si vives que cette image divine, formée par son cerveau, est la seule qu’il verra désormais ; toujours il aura devant les yeux cette figure céleste, d’une beauté surhumaine, jamais plus la vraie Cressida terrestre. Troïlus est atteint pour sa vie du mal d’amour.

Il a un ami plus âgé que lui, sceptique, trivial, expérimenté, le seigneur Pandare, oncle de Cressida. Il lui confie son mal et demande conseil. Pandare, dans Boccace, est un jeune chevalier sceptique aussi, mais frivole, dédaigneux, élégant ; on dirait un personnage de Musset. Chaucer transforme tout le drame et donne place aux épaisses réalités de la vie, en transformant le caractère de Pandare. Il en fait un homme mur, dépourvu de scrupules, bavard, impudent, rusé, dont la sagesse consiste en proverbes choisis parmi les plus aisés à suivre. Pandare fait songer aux héros comiques de Molière ou de Shakspeare ; il aime les comparaisons comme Gros-René, les dictons comme Polonius. Il est indécent et grossier, sans le vouloir et par nature, comme la nourrice de Juliette. Son inconscience est parfaite, il se croit le meilleur ami et le plus réservé de la terre ; il conclut d’interminables discours par : « Comptez sur moi, je ne suis pas un bavard. » Chacune de ses idées, de ses paroles, de ses attitudes, est la contre-partie de celles de Cressida et de son amant et leur donne du relief par un contraste d’ombres. Il est tout aux réalités tangibles et présentes et ne croit pas qu’il faille jamais se priver d’un plaisir immédiat et certain par la considération de conséquences seulement possibles.

Dans ces dispositions d’esprit et avec ce caractère, il aborde sa nièce pour lui parler d’amour. La scène, qui est toute de l’invention de Chaucer, est une vraie scène de comédie ; les gestes et les poses sont notés minutieusement ; Cressida baisse les yeux, Pandare tousse. Le dialogue est si vit et si coupé qu’on croirait le morceau écrit pour une pièce de théâtre et non pour un récit en vers. L’oncle arrive ; la nièce, assise, un livre sur les genoux, lisait un roman. — Ah ! vous lisiez ! Que lisiez-vous donc ? Où en étiez-vous ? — Elle en était fort loin, car elle lisait le Roman de Thèbes, lecture assurément prématurée au temps de. la guerre de Troie. Elle s’excuse d’une distraction si frivole, elle ferait peut-être mieux de lire « la Vie des saints. » Chaucer, tout à l’analyse des passions, se préoccupe peu d’histoire : que ceux qui s’y intéressent « consultent Homère ou Darès ; » les mouvemens du cœur, voilà son véritable sujet, et non la marche des armées ; à peine né, le roman anglais est psychologique.