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du tout haïssable, mais est au contraire charmant ; il raconte ses longues veillées dans sa tour où il passe les nuits à écrire, ou d’autres fois assis devant un livre qu’il lit jusqu’à ce que sa vue se trouble « dans sa solitude d’ermite. »

L’aigle venu du ciel pour être son guide l’emporte là où déjà volait sa fantaisie, au-dessus des nuages, par-delà les sphères, au temple de la Renommée, bâti sur un rocher de glace ; d’illustres noms gravés sur la roche étincelante fondent au soleil et sont presque indéchiffrables. Le temple lui-même est construit dans le style gothique du temps, tout hérissé de « niches, clochetons et statues, » et percé de fenêtres « nombreuses comme les flocons d’un jour de neige. » Là, se trouvent ces foules bruissantes auxquelles Chaucer aimait se mêler, dont les murmures berçaient sa pensée ; musiciens, harpeurs, jongleurs, ménestrels, diseurs de récits « pleins de rires et de larmes, » magiciens, sorciers et prophètes, spécimens curieux de l’humanité. Dans le temple, la statue de ses dieux littéraires, les chantres de la guerre de Troie : Homère, Darès, et même l’Anglais Geoffroy de Monmouth (English Gaufride), et avec eux Virgile, Ovide, Lucain, Claudien, Stace. Sur l’ordre de la Renommée, les noms des héros sont portés par les vents aux quatre coins du monde ; une éclatante musique célèbre les exploits des guerriers, « car c’est l’usage de célébrer par de joyeuses sonneries les batailles et le sang répandu » ; des troupes diverses accourent pour obtenir la gloire ; le poète n’oublie pas le groupe, déjà formé à son époque, des fanfarons du vice : « C’est notre bonheur d’être tenus pour vicieux. » Aussi pressans que pas un, ils réclament avec instance une mauvaise réputation, faveur que la déesse leur concède gracieusement. Ailleurs, nous sommes transportés dans la Maison des nouvelles, bruyante et houleuse comme la place d’une ville italienne, le jour où est survenu « quelque chose. » On se presse, on s’écrase ; on monte les uns sur les autres pour voir, bien qu’il n’y ait rien à voir : Chaucer décrit d’après nature. Il y a là, en foule, des messagers, des voyageurs, des pèlerins, des marins, chacun portant son sac, plein de nouvelles, plein de mensonges : « Savez-vous pas la nouvelle ? — Non, quoi donc ? .. — Un tel a dit ceci, — et voici ce qu’il fait, — et voilà ce qu’il en sera, — du moins, c’est ce qu’on m’a dit. — On verra bien ! .. » Le vrai et le faux, étroitement unis, forment un tout inséparable et s’envolent ensemble. Le moindre petit rien murmuré en secret dans une oreille d’ami grandit, et puis grandit encore, comme dans la fable de La Fontaine : « Pour une étincelle malencontreuse, voilà toute une ville en feu. »