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avait ouvert la grotte de Castalie, fermée par un entrelacement de rameaux sauvages, et fait disparaître les ronces du bosquet de laurier : » l’illustre François Pétrarque. Pour être un peu plus tardif, l’honneur n’était pas moins grand pour Dante : des cours publics sur la Divine comédie avaient été institués à Florence et ils étaient faits par Boccace.

Il était impossible qu’un esprit, dès l’enfance ami des arts et des livres, ne fût pas frappé d’un épanouissement si général ; le charme de ce printemps littéraire était trop pénétrant pour que Chaucer n’y fût pas sensible. Il suivit un mouvement si conforme à ses goûts et nous en avons la preuve. Avant ses voyages, il ignorait la littérature italienne ; maintenant il sait l’italien et a lu les grands classiques du pays toscan, Boccace, Pétrarque, Dante ; le souvenir de leurs œuvres hante sa mémoire ; le Roman de la rose cesse d’être son principal idéal littéraire. Il connaissait les classiques anciens avant ses missions ; mais le ton dont il en parle maintenant a changé ; c’est aujourd’hui le ton de la vénération ; il faut « baiser la trace de leurs pas. » il s’exprime sur eux comme faisait Pétrarque ; on croirait, tant la ressemblance est grande, retrouver dans ses vers l’écho des conversations qu’ils eurent très probablement tous deux à Padoue en 1373.

Dans l’intervalle de ses missions, Chaucer rentrait à Londres, où des fonctions administratives lui avaient été confiées. Il fut pendant douze ans, à dater de 1374, contrôleur des douanes, et durant les neuf premières années il dut, d’après son serment, écrire de sa propre main les calculs et dresser le rôle des recettes. Il faut voir au Record Office, pour se rendre compte de ce travail, les immenses feuilles de parchemin attachées à la suite les unes des autres qui constituent ces rôles. Après avoir assisté lui-même au pesage et à la vérification de la marchandise, Chaucer inscrivait le nom du propriétaire, la qualité et la quantité des objets taxés, la somme à percevoir. Les fraudeurs étaient mis à l’amende ; John Kent, de Londres, ayant voulu expédier en contrebande des laines à Dordrecht, le poète, tout poète qu’il était, s’apercevait du délit ; les laines étaient confisquées et vendues, et Chaucer recevait 71 livres k shillings et 6 pence sur le montant de la saisie.

Chaucer habitait maintenant une de ces tours qui défendaient les portes de Londres ; la municipalité lui avait cédé un logis au-dessus de la porte d’Aldgate : il devait l’évacuer au premier avis au cas où la défense de la ville l’exigerait ; il y demeura douze ans, de 1374 à 1386. C’est là qu’il rentrait, son labeur terminé, commençant chaque soir son autre vie, sa vie de poète, lisant, pensant, se souvenant. C’est alors que tout ce qu’il avait connu en Italie