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et réduite aux proportions d’un poème si court. Elle déborde, pour ainsi dire, au dehors et s’empare de l’imagination.

Il est très vrai que l’amour de Simaetha est décrit en traits de feu. L’invasion subite de la passion n’a jamais été mieux rendue :


J’étais déjà au milieu de la route, près de la maison de Lycon, quand je vis Delphis s’avancer avec Eudamippos. Leurs barbes naissantes étaient plus blondes que l’hélichryse, et leurs poitrines brillaient bien plus que toi, ô Séléné ; ils venaient de quitter les beaux travaux du gymnase.

À peine les vis-je, quelle fureur me saisit ! Malheureuse, quel coup atteignit mon cœur ! L’éclat de mes joues disparut, je ne vis rien de la procession, je n’ai pas su comment j’étais revenue chez moi ; un mal desséchant me consuma, et je restai gisante sur mon lit dix jours et dix nuits.


Terrassée par la souffrance, à bout de forces, elle se décida enfin à envoyer sa servante guetter Delphis à la palestre :


… Elle alla, et emmena dans ma demeure le brillant Delphis. Et moi, lorsque je le vis franchir d’un pied léger le seuil de ma porte,

Je devins tout entière plus froide que la neige, de mon front la sueur tombait comme les gouttes de la rosée, et aucun son ne pouvait sortir de ma bouche, pas même comme le faible murmure que l’enfant adresse en dormant à sa mère : tout mon beau corps devint raide comme une poupée de cire.


Ces vers connus, qu’il fallait bien citer encore, puisqu’il s’agit ici de marquer le caractère de Théocrite pour savoir ce que son art est devenu après lui, sont en partie imités de Sapho ; mais comme l’imitateur est original ! Comme il ajoute à son modèle ou le transforme, en substituant au mouvement lyrique le ton et les nuances d’une narration qu’il faut lire tout entière pour l’apprécier à sa valeur ! C’est la vérité et la vie mêmes. Un détail, par sa familiarité, conserve bien au personnage sa réalité et son caractère : « Tout mon beau corps devint raide comme une poupée de cire. »

Il y aurait encore d’autres vers à rappeler : bornons-nous à ceux-ci :


Il est chez les Arcadiens une plante, l’hippomane : pour elle saisies de fureur, jeunes jumens, cavales rapides, toutes se précipitent dans la montagne : ainsi puissé-je voir Delphis s’élancer furieux hors de la palestre luisante pour franchir le seuil de cette maison !