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de Simaetha est Carien, la joueuse de flûte qui la visite est Samienne. On a quelque raison de penser que le lieu de la scène est ici cette île de Cos, bien connue de Théocrite, où il était peut-être né, où s’était faite son éducation poétique et où se passe l’idylle des Thalysies, la plus personnelle par les détails, la plus étendue et, au jugement de beaucoup, la plus belle des pièces agrestes.

On trouve donc dans les Magiciennes ces traits de réalité commune qui forment le caractère traditionnel des mimes. Ce qui pourrait porter à l’oublier, c’est que de cette réalité assez vulgaire sortent des accens de passion profonde ; c’est que l’impression des rites magiques, sans aucune recherche du surnaturel, est vraiment rendue ; c’est que cette scène à laquelle préside la lune divine, au bord de la mer silencieuse comme l’air, dans le calme mystérieux d’une nuit étoilée qui pénètre malgré elle Simaetha et élève son langage, prend une poétique grandeur ; c’est enfin que cette femme superstitieuse et possédée par toutes les ardeurs de l’amour physique a servi de modèle à la Didon de Virgile. Et, en effet, c’est l’honneur de Théocrite qu’il ait inspiré une pareille imitation, et qu’on ne puisse parler des plus belles expressions de l’amour antique, sans citer sa magicienne à côté de l’amante que fait parler Sapho, de la Phèdre d’Euripide, de la Médée d’Apollonius, de l’Ariane de Catulle, de ce chœur de grandes amoureuses rapprochées dans nos souvenirs par l’énergie de la passion et la beauté plastique.

Sainte-Beuve a écrit une analyse de l’idylle grecque[1]. L’ingénieux et spirituel critique a vengé Théocrite des dédains de La Motte de manière à contrister les amis de celui-ci, s’il en existait encore, et a prouvé une fois de plus son admiration pour l’antiquité ; mais comme il était préoccupé des fausses délicatesses de La Motte et de Fontenelle, ce qui l’a surtout frappé, c’est cette différence de mœurs et de conception de l’art qui donne tant de force aux œuvres antiques. « La nudité énergique et naïve » de la peinture de l’amour, voilà ce qu’il admire le plus chez Théocrite ; voilà ce qu’il voit presque uniquement dans Simaetha, et il conclut « qu’il ne faut la comparer ni à la Didon de Virgile ni à la Médée d’Apollonius, si riches toutes deux de développemens et de nuances, mais qu’elle a sa place entre l’ode de Sapho et l’Ariane de Catulle. » Ce n’est pas dire assez ; si l’on doit mettre hors de pair Virgile, et j’ajouterai Euripide, le peintre de Phèdre, Théocrite ne me paraît le céder à aucun autre, et l’on ne saurait trop admirer la puissance d’une peinture enfermée dans ce petit cadre

  1. Portraits littéraires, t. III. — Théocrite.