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II

Il y a ainsi dans notre pays certains sols, les mêmes peut-être, les moins bons, qui ont trois fois passé de l’état brut à l’état civilisé et de l’état civilisé à l’état brut ; que l’homme a successivement pris, quittés et repris, qu’il s’est disputé avec acharnement pour les abandonner plus tard avec insouciance.

Le parti que l’agriculture a tiré de la terre, l’emploi qu’elle en a fait, depuis sept cents ans, n’ont pas été moins variables. Elle a boisé et ensuite déboisé, creusé des étangs pour les dessécher plus tard, substitué les céréales aux pâtures, puis la vigne aux céréales, puis la prairie à la vigne, ou les cultures industrielles modernes à la prairie. Le tout sous mille influences politiques et fiscales ou économiques. Et l’avenir nous réserve à coup sûr bien d’autres avatars, dont nous n’avons pas la moindre idée encore, de ces mottes de terre, dont on a fait jusqu’ici du pain, des bûches, du vin, des gigots, de l’huile, de la soie, du sucre, dont on a fait tant de choses qu’on ne fait plus, du moins au même endroit, dont on fait déjà tant d’autres choses qu’on ne faisait pas il y a deux cents, quatre cents ou six cents ans.

De l’an 1200 à l’an 1350, chaque jour signale de nouvelles appropriations du sol, de nouvelles conquêtes du laboureur qui, dans l’intervalle, de serf est devenu libre. C’est la belle époque, celle des concessions multiples faites à la charge de défrichement à bref délai. Dans tel coin, que l’on trouvera désert au commencement du XVIe siècle, comme la Franche-Comté, où 100,000 Français vinrent alors défricher une partie des campagnes, un seigneur, en 1336, dépensait à lui seul 4,000 francs de Bourgogne, autrement dit 200,000 francs de nos jours, qu’il prenait sur la dot de sa femme, « pour améliorer les terres qu’elle lui avait apportées. » L’ensemble du royaume était loin cependant d’être mis en rapport, si l’on en juge par les carnassiers qui pullulaient dans le plat pays et avec lesquels la guerre continuait encore. On prend aux environs de Troyes, dans l’été de 1341, 571 loups vivans et 18 morts.

On en prendra bien davantage cinquante ans plus tard. À la fin du siècle, la moitié peut-être des terres cultivées, au nord de la Loire, sont retournées à l’état barbare. Dans le midi, où les effets immédiats de la guerre étrangère sont moins aigus, les ravages des bandes privées, la désorganisation sociale sont tels que le pays se vide. Le procureur du comté de Roussillon décide, en 1390, que les propriétés qui ont été hermes (en friche) pendant