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sur le fait qu’elle se trouve dans plusieurs manuscrits en compagnie assez suspecte. Quant aux critiques de goût, on a quelque raison de se défier d’une délicatesse et d’une rigueur qui dépouillent Théocrite d’un fort joli poème et limitent par des définitions ou des jugemens contestables son souple et libre génie.

Il y a dans les Pêcheurs de légères esquisses de caractères. L’Amour de Cynisca fait pénétrer plus avant dans la nature d’un jeune homme bouillant et passionné. « Toujours le même, mon cher Eschine, lui dit son ami Thyonichos : t’emportant à plaisir, voulant que tout marche à ton gré. » Eschine a fait venir Thyonichos pour lui faire ses confidences, lui raconter son désespoir et la résolution qu’il a prise. Il a été trahi et abandonné par sa maîtresse, et, au bout de deux mois d’abandon, il l’aime encore. Pour guérir le mal qui le possède tout entier et le consume, il prend un parti extrême, à l’exemple d’un camarade qui, en pareille occurrence, y a recouru avec succès : il va traverser la mer et s’engager comme soldat dans quelque troupe de mercenaires. Thyonichos, le voyant bien décidé à s’expatrier, lui conseille de se mettre au service de Ptolémée ; ce qui fournit au poète une nouvelle occasion de louer le roi d’Egypte. Au lieu d’analyser, je me bornerai à citer une partie du récit d’Eschine. Aucune analyse ne vaudrait la simple reproduction d’une peinture où tous les traits se détachent d’eux-mêmes, parce que tout y vit et y parle.


L’Argien, moi, le conducteur de chars thessalien Apis et Cléonicos le soldat, nous buvions chez moi à la campagne. J’avais tué deux poulets et un cochon de lait, et débouché en leur honneur du vin de Bybliné qui sentait, malgré ses quatre ans, comme s’il sortait de la cuve. Avec cela des oignons, des pétoncles, des colimaçons de mer. C’était une charmante fête. Quand elle fut bien en train, on décida de boire du vin pur, chacun à la santé qu’il voudrait ; seulement, il fallait nommer. Nous buvions donc en disant les noms, comme il était convenu ; mais elle… aucun ! et en ma présence ! Juge de mon état ! « Tu ne parleras pas ? » — « Tu as vu le loup[1], » dit un plaisant. « Quel devin ! » s’écrie-t-elle, et le feu lui monte aux joues : tu y aurais sans peine allumé une lampe. Lycos, tu sais Lycos, le fils du voisin Labas, un garçon grand, délicat, que bien des gens trouvent beau : c’est pour lui qu’elle brûlait de cette belle flamme. On me l’avait bien un jour glissé tout bas à l’oreille ; mais je n’y avais pas pris garde, malgré ma barbe au menton. Nous étions tous les quatre dans les fumées du vin ; l’homme de

  1. D’après une croyance populaire, celui qui avait rencontré un loup et que le loup avait vu le premier perdait la parole. Lycos, nom d’un personnage dont il va être question, signifie loup ; d’où la plaisanterie par allusion.