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avec l’aide d’un brave homme qui les protège de son mieux, elles pénètrent toutes les quatre à l’intérieur : « Toutes dedans, comme dit celui qui enferme la mariée. » C’est alors de la part des maîtresses des exclamations enthousiastes et attendries sur la richesse et l’art des tapisseries brodées et du lit d’Adonis, sur la beauté d’Adonis lui-même, couché sur son lit d’argent, « Adonis trois fois aimé, chéri même aux rives de l’Achéron. » Un voisin, assourdi par leurs éclats de voix, dont la large prononciation dorienne (le plataïsme) accentue la sonorité, a l’idée malheureuse de leur imposer silence : il faut voir comme les deux commères accueillent cette prétention et proclament bruyamment la noblesse de leur origine corinthienne qui les fait compatriotes du héros Bellérophon. Elles se taisent cependant pour écouter le chant d’Adonis, dit par « la fille de l’Argienne. » Le chant et la chanteuse causent un ravissement que Gorgo se charge d’exprimer ; mais elle se souvient que son mari Dieuclidas n’a pas dîné, et, comme c’est un homme qui « ne plaisante pas quand il a faim, » elle donne le signal de la retraite et part en adressant un adieu au bien-aimé Adonis.

Voilà le canevas et quelques traits des Syracusaines. Une analyse complète devrait s’arrêter presque sur chaque mot de cette petite pièce de cent cinquante vers à peine, tant les idées, les sentimens, les faits se pressent dans une composition qui a d’ailleurs tout le naturel de la vie. On voit et on entend ces deux bourgeoises de Syracuse, dont les maris, exerçant je ne sais quelle industrie, sont venus chercher fortune dans la capitale des Ptolémées. Ce sont deux Grecques, qui sont bien de leur race, en ont les caractères et les ressources, nullement embarrassées en pays étranger, vives à l’action et à la parole, prodigues, dans leur parler populaire, de proverbes et de mots francs. Elles aiment la parure, les fêtes et les spectacles de la vie extérieure, tout en restant attachées à leur ménage et à leurs devoirs. On pénètre dans l’intérieur de Praxinoa, on y surprend ses habitudes et ses allures, presque son caractère, vif et décidé. Comme son amie Gorgo, elle daube volontiers sur son mari ; mais de la liberté de leurs propos on ne conclut pas qu’elles soient de mauvaises épouses ; elles ont, au contraire, un certain respect de la famille. S’aperçoivent-elles de la surprise du « petit, » quand son père est traité « d’être malicieux, » elles cherchent, entre deux médisances, à le tranquilliser et à lui donner le change. Au milieu de son effroi, quand un cheval se cabre près d’elle, la mère se félicite de n’avoir pas emmené son enfant dans la foule. Dans tous ces détails, rien de forcé ni de chargé ; c’est un tableau de mœurs fidèle et vivant dans une condition moyenne.

En outre, Théocrite nous fait plus qu’entrevoir une image vive et pittoresque d’Alexandrie et de la cour des Ptolémées. Nous avons