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de ces acclamations : ils le jugeaient sur son « apparente inertie, » sur son « mutisme habituel, » sur son « incapacité présumée. » Ils s’étaient flattés de conduire, d’arrêter ou d’user cet élu de six millions de voix qu’ils traitaient dédaigneusement dans leurs conversations ; ils avaient cru du moins pouvoir se servir de Louis-Napoléon pour couvrir leur campagne conservatrice, — et effectivement ils avaient trouvé d’abord en lui un complice de leur politique de défense sociale, de leurs lois de répression ou de réaction. Un danger commun avait été un lien momentané entre le président et les conservateurs de l’assemblée. Bientôt cependant, se dévoilaient jusque dans cette apparente alliance les incompatibilités d’humeur, les arrière-pensées. Si le président se laissait aller de plus en plus à ses velléités d’ambition et d’usurpation, les partis monarchistes de l’assemblée ne cachaient pas leurs espérances et leurs tactiques. Les uns allaient à Wiesbaden porter leurs hommages et leurs conseils à M. le comte de Chambord ; les autres allaient à Claremont, asile du roi Louis-Philippe et des princes d’Orléans.

Les monarchistes, il faut le dire, jouaient un jeu singulier et redoutable. Ils ne calculaient pas qu’avec leurs bruyans voyages ils ne pouvaient rien, puisqu’ils n’étaient pas même unis. Vainement, les négociateurs, vaincus de 1830 et de 1848, avaient mis tout leur zèle à rapprocher les dynasties exilées, à réaliser ce qu’on appelait la « fusion : » ils n’avaient pas réussi. M. de Falloux lui-même, rendu à la liberté et à ses sentimens intimes, convenait que rien n’était possible tant que la maison royale n’était pas réconciliée, qu’il n’y avait qu’à prolonger le provisoire, « en attendant, comme le lui disait Berryer, que plus et mieux deviennent possibles. » Les royalistes restaient unis contre la république, ils ne l’étaient plus au-delà ; ils n’avaient à offrir au pays qu’une monarchie divisée contre elle-même. Les conservateurs ne voyaient pas de plus que, par leurs manifestations impatientes, ils donnaient des armes au président ; ils innocentaient pour ainsi dire ses tentatives personnelles, ses discours savamment calculés, ses voyages à la recherche de la popularité. Ils croyaient, il est vrai, avoir une garantie contre quelque brusque aventure ou, pour dire le mot, contre un coup d’Etat, par la présence aux Tuileries du chef de l’armée de Paris, du général Changarnier, l’épée du parlement et de la monarchie. Malheureusement le général Changarnier n’était qu’un brillant homme de guerre, habile à disperser une émeute comme en se jouant, mais dépaysé dans la politique, assez présomptueux, — et un taciturne à sa manière. Il ne cachait pas ses antipathies contre le président de qui il tenait après tout son commandement, il se réservait sur ce qu’il ferait