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république avait encore des chances et pouvait être sauvée, c’est qu’elle était représentée par un homme que la guerre intestine venait de faire chef du gouvernement, le général Eugène Cavaignac. Arrivé depuis peu de ses commandemens d’Afrique, porté à l’improviste, en plein combat, à une dictature de salut public, le général Cavaignac avait au pouvoir une originalité singulièrement saisissante, composée d’honneur militaire et de simplicité, de noblesse morale et de mâle bon sens. Il avait dans son langage la sobriété et le nerf d’un soldat qui ne connaît pas les rubriques parlementaires, qui ne dit que ce qu’il doit dire et le dit d’un accent frappant de loyauté. Il y ajoutait l’attrait viril d’une modestie sincère et sans affectation dans la fierté. On ne pouvait se défendre d’une intime émotion lorsque ce vainqueur, — ayant à relever je ne sais quelle accusation saugrenue dirigée contre le général de Lamoricière, dont il avait fait son ministre de la guerre, — disait avec une généreuse et cordiale bonhomie : — « Ce qui m’étonne, c’est de le voir au second rang quand je suis au premier. » — il imposait le respect ! Malheureusement, inexpérimenté et novice dans la politique, il l’avouait naïvement lui-même, il flottait entre tous les conseils, entre les inspirations qui se partageaient son esprit. Par sa nature, par tous ses instincts, il était fait pour l’ordre, pour la discipline, pour le commandement ; il avait l’aversion de l’anarchie. Par ses affinités d’origine, par ses relations, il retombait à tout instant sous l’influence non pas du jacobinisme qu’il venait de vaincre, mais d’une classe de républicains déjà dépopularisés par un étroit esprit de coterie, par leur arrogance et par leur impuissance. Sans être un homme de parti, il se laissait enlacer par des passions de parti, et en inspirant aux conservateurs la plus sérieuse confiance par son caractère, il la décourageait souvent par ses actes, par ses choix, par des paroles où l’on sentait un chef ombrageux et inquiet dans son intégrité. C’est le secret des indécisions, des troubles et des embarras de son gouvernement de six mois, de ce gouvernement où il avait été porté sans ambition et dont il devait « descendre » sans rien perdre de sa dignité. Son malheur était de se trouver déjà dépassé par l’opinion !

Ce n’est pas du premier coup toutefois que se dégageait et se dessinait cette situation nouvelle créée dans le pays et dans l’assemblée elle-même. M. de Falloux, par sa netteté et sa résolution à la veille des journées de juin, avait pris la position d’un homme de parole et d’action ; il la gardait avec une autorité fortifiée et chaque jour agrandie au lendemain de la victoire, sous le gouvernement du général Cavaignac. Moins compromis ou moins engagé par son passé que quelques-uns de ses amis, que la plupart des chefs conservateurs rentrés dans l’assemblée, il avait plus de liberté.