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c’est comme si chaque goutte de mon sang avait une voix. La transplantation peut changer bien des choses, mais le sang reste le même, et c’est notre sang français qui tressaille aujourd’hui !

Ainsi s’exprime l’orateur de la société, applaudi par Mme Renaudière, par la grosse Mme Carlin et ses deux filles, par la petite fleuriste aux yeux entreprenans, par M. Fréjus, le marchand de chapelets, de scapulaires et d’images de dévotion, qui, pour tomber sur les Allemands, se trouve une fois d’accord avec Jacquet, le quincaillier, mangeur de prêtres et rouge. Après Sedan, papa Renaudière, en tablier de travail, ses lunettes repoussées sur son crâne chauve, excite si bien les esprits déjà très montés, que dans toute la rue, du canal à l’Esplanade, la guerre fait son chemin, courant en zigzags de feu, d’un trottoir, d’une banquette à l’autre, séparant de vieux voisins qui s’entendaient jusque-là, nuisant au commerce, supprimant toute sociabilité, faisant un véritable massacre d’affections humaines. De chaque enseigne allemande semblent s’élancer des canons, des drapeaux, des sabres, des insultes pour assiéger et meurtrir, en face ou à côté, un cœur français ulcéré jusqu’à la rage. On voudrait les arracher toutes et, faute d’un plus grand nombre de Prussiens à détruire, on persécute le pacifique Muller. Ce malheureux n’a plus d’élèves, plus d’amis, plus de fiancée ; condamné par la vindicte publique, il se résout mélancoliquement à partir. Le jour où sa pauvre petite malle noire apparaît toute bouclée dans le vestibule de la maison est un jour de fête ; la joie d’avoir expulsé l’ennemi se traduit d’une façon presque sauvage : la malle qui n’en peut mais est poursuivie d’imprécations, de railleries sinistres ; elle disparaît, quelle délivrance ! .. C’en est un de plus à tuer là-bas, car la France les exterminera tous, la France ne peut pas être vaincue !

Tout à coup on découvre que le fourbe, — oh ! il est bien de sa race ! — a fait une fausse sortie, on s’assemble aux cris : « Paris, à la rescousse ! » on le poursuit dans sa cachette, envahie avec la dernière violence, et là on le trouve lisant par compassion pure des dépêches mensongères au bonapartiste aveugle qu’il a empêché ainsi de devenir fou. M. Villeminot croit les Prussiens battus à plate couture et n’aura jamais connaissance de la chute d’un Napoléon. Attendrissement général, réconciliation forcée : on continue de détester Wilhelm comme Prussien, mais comme homme on l’embrasse, et la jolie Anaïs, tout en restant Française, consent à le traiter en Américain, c’est-à-dire en bon frère, qui sera sous peu un bon mari.

Il y a beaucoup d’esprit dans cette bluette ; miss Grâce King ne manque pas de l’exquise et rare qualité qu’un critique anglais