se cachent en effet comme deux recluses, les deux mystérieuses dames blanches, la grand’mère et sa petite-fille, ignorées de tout le monde, tirant l’aiguille pour vivre. La guerre les a ruinées et, dans la douleur qu’elle éprouve d’être dépossédée de sa vieille plantation, « bonne-maman, » nous ne connaissons que sous ce nom la grande dame réduite au métier de brodeuse, bonne-maman a pris une résolution dictée par le désespoir. Laissant se répandre le bruit d’un « départ pour France, » elle est venue habiter une méchante cabane de faubourg. Là elle s’affaiblit peu à peu, sans rien demander à personne, plongée dans de chers et douloureux souvenirs : la gloire de ses ancêtres, le luxe d’autrefois, la mort héroïque de son fils sacrifié à une cause désormais perdue, la nuée de serviteurs qui jadis l’entourait, entre autres une certaine Aza, si complaisante, si dévouée ! .. Son excessive bonté pour les esclaves de sa plantation n’avait pas contribué médiocrement à ruiner la vieille dame. Du matin au soir, elle parle à sa petite Claire du passé à jamais évanoui. Elle n’a pas de souvenirs, elle, la pauvre Claire, sauf ceux de la guerre et ceux du couvent,.. rien de bien agréable, car elle était une élève fort paresseuse ; mais elle en a rappelé depuis ; la tendresse exaltée qu’elle éprouve pour sa bonne-maman l’a rendue très active. Non-seulement elle brode avec elle, et souvent, profitant de son sommeil, elle achève même une tâche qui n’est pas la sienne, mais encore, — ce que bonne-maman, si elle le savait, ne tolérerait point, — elle fait de la couture pour les négresses du quartier, des robes qui s’en vont danser dans des pique-niques nocturnes et qui courent bien des aventures.
Cependant, ces deux indigentes sont servies, — servies par pure charité ; leur humble bienfaitrice, plus pauvre qu’elles encore, est une vieille chiffonnière noire du nom de Betsy. La nuit, elle fouille les tas d’ordures de la ville ; elle est devenue bossue et philosophe à ce métier. C’est en ramassant ses chiffons dans le ruisseau dès l’aube, qu’elle a trois années auparavant rencontré une maîtresse à laquelle, comme un bon chien errant, elle s’est donnée. Claire s’en allait au marché avant le réveil de sa grand’mère ; toute seule, une si jolie blanche dans ce quartier de mulâtres ! .. Elle n’avait personne pour y aller à sa place. — Que pouvait faire une négresse en pareil cas ? expliquait plus tard Betsy. Prendre le panier, aller aux provisions et continuer ainsi tous les jours. Jamais la vieille créole ruinée, si fière de se suffire à elle-même, n’a soupçonné les complots ourdis pour entretenir ses illusions. Bonne-maman ne se fait pas faute de critiquer la grossièreté de Betsy, qui cogne à la porte comme un Suisse et manque absolument de manières. La regrettée Aza était si bien élevée ! Un peu gâtée sans doute, mais quel cœur