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traqué par son propre chien qu’il croit avoir tué, dernier crime que les nègres ne lui pardonnent pas, car tuer son chien est chose abominable entre toutes, et c’est ce chien, qui, pareil à un fantôme vengeur, retrouve toujours la piste perdue. Guy de Maupassant a décrit des poursuites presque fantastiques de ce genre ; il nous a fait sentir vigoureusement combien l’homme peut être plus brute que l’animal sa victime. C’est décerner un grand éloge à Nelson Page, que de dire qu’il égale cette fois l’un des maîtres du roman contemporain ; comme lui aussi, il a su se servir du patois. Les nègres de l’un pourraient rivaliser avec les Normands de l’autre.

Dans de courtes bouffonneries d’un entrain, d’une verve extraordinaire, Nelson Page arrive souvent, sans tourner la page, à des effets devant lesquels le public américain se pâme. Nous oserions à peine dire que ce condiment n’est pas en somme ce qui nous charme le plus, car il est trop facile de répondre à un étranger qu’il n’est pas capable de saisir les finesses, que la moitié au moins du sel lui échappe, — nous garderions pour nous des remarques où se trahirait peut-être une incompétence toute française à sentir et à goûter l’humour, si l’un des critiques les plus délicats, les plus autorisés que possède l’Amérique, Charles Dudley Warner, ne nous prêtait main-forte. Il a déclaré tout récemment que le dialecte était la plaie de la littérature de son pays. En se laissant déshonorer par des jargons métis de toute provenance, cette littérature perdra le rang qu’elle mérite si bien d’occuper. Le reproche n’atteint pas d’ailleurs particulièrement Nelson Page, qui a prouvé maintes fois qu’il savait se borner au pur anglais et en faire bon usage. Il atteint encore bien moins sa compatriote et son émule, miss Grâce King, qui n’a besoin d’aucun effort, d’aucun artifice pour nous donner la sensation la plus intense de la couleur locale.


II

Entre les deux nouveaux romanciers que possède le Sud, il y a les mêmes différences qu’entre les deux États qui les a produits, la Virginie et la Louisiane. La Virginie, filleule anglaise de la reine Elisabeth et de Walter Raleigh, aristocrate intransigeante, appuyée sur ses coutumes, dédaigneuse du suffrage universel qu’elle subit, fière de son université célèbre, de ses établissemens d’instruction supérieure et renfermant de vieilles cités mortes qui jadis soutinrent glorieusement des sièges, — telles que Yorktown, le berceau des