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Eh bien ! je ne me tiendrai pas davantage entre vous. Tu peux le lui écrire.

Sam vit arriver la bienheureuse lettre, il vit son maître changer de couleur et trembler en la recevant, il le vit chercher la solitude pour y cacher une joie trop grande. Bref, Marse Chan lui annonça qu’après les batailles qui se préparaient il demanderait un congé de quelques jours.

La lettre fut relue avant le combat, sous une grêle d’obus :

— Nous allons être vainqueurs, Sam ; je me marierai alors ; elle me reverra avec une étoile au collet ; mais, si je suis blessé par hasard, emmène-moi chez nous, tu entends ?

— Oui, Marse Chan.

Et il est tué en enlevant un drapeau, ce maître dont Sam avait promis de prendre soin. Le fidèle serviteur ne peut que l’emporter dans ses bras, comme quand il était petit, l’emporter à travers la fusillade. Oh ! il ne tremble plus maintenant !… Après l’avoir enveloppé dans le drapeau, que sa main glacée tient encore, Sam fabrique lui-même la bière avec des planches, qu’il a soin de ne pas clouer trop fort, car, bien sûr, la maîtresse voudra regarder encore une fois. La voiture d’ambulance roule une nuit et un jour, puis dépose son triste fardeau dans la vieille maison où miss Anne rentrera pour tomber à genoux devant la mère qui l’embrasse, car elle a trouvé dans la poche de son fils cette lettre qui l’a fait mourir heureux et triomphant. Et la fiancée-veuve ne quittera plus jusqu’à leur mort les parens de celui qui l’attend, Sam en est sûr, quoique ! a Bible prétende qu’on ne se mariera plus au ciel. Restée seule, elle s’en va prendre la fièvre dans les hôpitaux, et tous maintenant dorment réunis sous l’œil vigilant de Sam.

Tel est l’abrégé du récit que fait le vieux nègre, en son langage baroque, qui donne ici une note piquante, en mêlant le rire aux larmes. Quand il a fini, il interpelle sa femme, debout à la porte de leur case :

— Judy, le chien de Marse Chan est-il rentré ?

Quand on a lu cette courte histoire, on a la mesure du talent de Nelson Page. Ses autres ouvrages n’approchent pas de celui-ci, malgré leurs mérites variés. Il y a pourtant dans son recueil de Stories des scènes vives et charmantes, des portraits achevés de ces représentans de la société coloniale : planteurs, avocats (lawyers), prédicateurs, médecins, sans parler des adorables vieilles filles, telles que My Cousin Fanny.

Il a écrit aussi un roman plus long, On Newfound river, où se trouve la description haletante, vraiment superbe, d’une chasse à l’homme. Ce bandit que l’on veut pendre, sans jugement, est