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avec Marse Chan. Il part, le pauvre jeune maître, il part « le dernier jour du printemps, » dans son uniforme gris bordé de jaune et Sam, lui aussi, a un uniforme et on emporte le sabre du vieux maître, le sabre que l’État lui a donné dans la guerre du Mexique. Mais Sam a remis en cachette à miss Anne un petit billet et, la nuit qui précède le départ, ceux qui se sont tant aimés se rencontrent sur la route, près des terres du colonel.

— Eh bien, monsieur, dit miss Anne, très hautaine, je vous accorde la faveur que vous m’avez demandée, je viens m’acquitter de l’obligation que je vous ai de m’avoir fait cadeau de mon père, il y a quelques mois, après l’avoir insulté d’abord en lui refusant satisfaction.

Elle est venue toute seule par les bois, elle n’a peur de rien, si blanche, si froide, si altière sous le clair de lune. Marse Chan lui parle de son départ, de l’amour qu’il a toujours eu pour elle depuis l’enfance, il lui dit comment cet amour l’a protégé contre le mal, il la supplie de redevenir ce qu’elle a été pour lui, plus tard,.. s’il n’est pas tué.

Alors elle paraît émue et, comme elle balbutie quelques mots, Marse Chan lui saisit la main.

— Si vous m’aimez, Anne…

— Mais je ne vous aime pas, dit-elle en détournant la tête.

Et ces mots tombent pareils aux pelletées de terre sur un cercueil. Tout est fini.

Marse Chan s’exposera follement, sans plus se soucier des balles que si elles étaient de la pluie, tandis que Sam cire ses bottes et prend soin des chevaux. Quelquefois son maître l’emmène rôder autour des Yankees, comme il l’emmenait autrefois à la chasse au renard. Il n’est plus gai que dans ces momens-là, car le reste du temps ses pensées vont retrouver celle qui prétend le haïr. Les officiers tombent autour de lui. Personne n’ignore comment se conduisirent ces élégans gentlemen virginiens, devenus des héros en un clin d’œil : la compagnie connue sous le nom des Dandies fut exterminée tout entière en un seul jour. Marse Chan passa donc capitaine à la fin ; puis il eut affaire avec un ancien adorateur éconduit de miss Anne qui avait parlé en termes insolens du colonel Chamberlayne.

De cela Sam avertit Judy, l’un des officiers ayant bien voulu tenir pour lui la plume. Il sait ce qu’il fait : Judy ne pourra lire que par les yeux de miss Anne. Et sa ruse réussit. Miss Anne parle au colonel et le colonel reste un bon bout de temps sans répondre, après quoi il se dit à lui-même : — Ce n’est pas sa faute s’il est whig. — Puis, s’adressant à sa fille : — Ainsi tu veux de lui ? ..