n’aurait pas le temps de s’occuper d’elle, de sorte qu’elle arrive à l’école bien petite, si petite que, très intimidée par la vue de tant de monde, elle se met à pleurer. C’est Marse Chan qui la console, qui la prend sous sa protection, qui l’approvisionne de pommes et de pacanes, qui porte ses livres, et qui porte miss Anne elle-même quand il y a trop de boue. Un jour d’orage, la rivière a débordé, il la fait passer à miss Anne sur sa tête, et le premier poney que son père lui donne est offert en cadeau le jour même à la petite adorée, parce qu’elle l’a trouvé gentil.
— Oui-da, dit le vieux maître en apprenant cette nouvelle. Je suppose que tu lui as déjà fait don de ta personne et que la prochaine fois tu lui offriras ma plantation avec tous les nègres qui sont dessus.
De fait, comme le remarque très bien Sam, il était aussi naturel de marier ces deux enfans-là pour former une seule plantation qu’il était naturel à la rivière de courir du fond de chez nous chez le colonel Chamb’lin. Ah ! c’était le bon temps que celui des amours de Marse Chan et de miss Anne ! Les nègres n’avaient rien à faire qu’à panser les chevaux et d’autres petites broutilles qu’on leur commandait ; quand ils étaient malades, on leur envoyait tout ce dont ils avaient besoin, et le même docteur qui soignait les blancs les guérissait aussi ; personne n’avait de peine.
Marse Chan aimait Sam autant que Sam pouvait l’aimer, bien que l’un fût noir et l’autre blanc. Un jour, le vieux maître les ayant cravachés pour une incartade faite en commun, Marse Chan, qui avait supporté stoïquement la correction, se jeta entre son père et le petit nègre qui criait comme plusieurs diables avant même que le fouet l’eût touché :
— Arrêtez ! Vous ne le fouetterez pas ! Il m’appartient. Si vous lui donnez un seul coup de plus, moi je le rends libre !
Et le père d’abaisser sa cravache en riant, car cette autorité sans bornes qu’il exerce, cette confiance en soi si absolue qui inspire à ses enfans un respect voisin de la crainte, il n’est pas fâché de voir tout cela en germe chez le futur maître. Sam n’en sait pas si long, il raconte beaucoup de choses qu’il n’a que très superficiellement comprises ; mais il sent que Marse Chan l’a protégé comme toujours, avec le même cœur qu’il met, lui, à le servir.
Marse Chan s’en alla au collège. Il écrivait régulièrement à Sam des lettres que lui lisait la vieille maîtresse, et Sam se les faisait relire par miss Anne, qui en recevait aussi. Mais miss Anne fut envoyée de son côté en pension ; il n’y eut plus de bon que les vacances. Quand les deux jeunes gens revenaient alors, on n’aurait pu dire si Marse Chan demeurait à la maison ou bien chez le