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l’heureux possesseur de la vigne, ob proprias virtutes et repertum Laocohontis divinum simulachrum. Jules II s’empressa d’acquérir à tout prix la précieuse trouvaille et de lui faire construire un édicule spécial, une capelletta, au Belvédère. Sadolet, l’humaniste illustre et futur cardinal, la célébra dans des vers latins qui coururent le monde et que Lessing encore a trouvés dignes d’éloge. À peine arrivé au Vatican comme otage (1510), Frédéric de Gonzague, un enfant de douze ans, ne rêvera qu’à faire exécuter pour sa mère une copie de cette opera divina ; le vainqueur de Marignan, cinq ans plus tard, aimera mieux demander tout simplement l’original, lors de sa rencontre avec Léon X à Bologne : et l’on s’imagine l’embarras du pontife devant un monarque aussi puissant qu’indiscret… La popularité de Virgile, la précision de Pline, l’émouvant du sujet, la grandeur de la conception et le fini du travail, tout se réunissait pour subjuguer les esprits à la vue d’une pareille œuvre. « Le choix du moment, dans cette composition, n’a pas son égal au monde : les contrastes dramatiques deviennent ici les plus beaux contrastes plastiques ; l’inégalité des deux fils, quant à l’âge, à la taille et à la force de résistance, se trouve merveilleusement balancée par la terrible diagonale que forme la figure du père : ce groupe est, déjà comme groupe, d’une perfection absolue. Que si maintenant vous vouliez passer au détail et vous interroger sur le pourquoi de chaque motif, sur le degré du mélange des souffrances physiques et morales qui sont là présentes à vos yeux, de véritables abîmes de science artistique s’ouvriront alors devant vous. » Ainsi s’exprime encore de nos jours, à l’égard du Laocoon, un juge des plus compétens et assurément le moins porté à la phrase et à l’emphase[1]. Quoi d’étonnant dès lors que les hommes de la renaissance aient crié au « prodige, » et que le travail des trois sculpteurs rhodiens leur parut réaliser tout ce que les anciens nous ont raconté du génie d’un Phidias et d’un Praxitèle ? En 1522, sous le pontificat d’Adrien VI, les ambassadeurs vénitiens mandaient de Rome à la Signorie : « Personne ici ne pense plus à l’Apollon, naguère encore si célèbre ; le Laocoon l’a complètement éclipsé… »

Le prodige, — il portento, — c’est ainsi, en effet, que Michel-Ange a surnommé l’œuvre d’Agésandre et de ses collaborateurs. Il eut pour ce marbre un respect religieux, eut peur d’y toucher ; lui, qui a restauré avec amour nombre de statues antiques, il désespéra de remplacer le bras manquant du prêtre troyen. N’était-ce pas un miracle, en réalité, que cette découverte faite

  1. Burckhardt, Cicerone, 5e édit., I, p. 147.