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tout dans le Nil respire fécondité, abondance et vigueur… Le colossal, le pathétique et le nu : tels sont les trois grands principes que Buonarroti a cru abstraire des marbres de Rome, et qui deviendront aussi désormais les élémens constitutifs de son art à lui. Qu’il manie l’ébauchoir ou le pinceau, qu’il emprunte son sujet au monde classique ou au monde chrétien, — ou bien encore à un monde tout nouveau, inconnu, qui le hante et le tourmente, — partout et, toujours, il appliquera dorénavant ces trois principes fondamentaux. Il ne les démentira jamais, ne les fera plier en aucune circonstance, trop souvent même il lui arrivera de les exagérer, — et alors le colossal touchera de bien près au monstrueux, le pathétique au bizarre, au convulsionné ; et l’exubérance des muscles et des formes plastiques ne servira qu’à obscurcir la pensée de l’œuvre, au lieu de l’accentuer et de la rendre plus saisissante.

Prenez par exemple le David, la première création importante de Michel-Ange lors de son retour de Rome en 1501. Après la Judith, le jeune triomphateur de Goliath était évidemment le plus populaire des héros bibliques chez les Florentins du XVe siècle, et le Bargello conserve jusqu’à trois reproductions charmantes de ce sujet : deux de la main de Donatello et une de Verrocchio ; j’ai gardé aussi le souvenir d’un délicieux petit cadre de Pollajuolo, un des bijoux du musée de Berlin. Ce que les vieux maîtres toscans ont surtout vu dans une telle donnée, c’est l’enfant humble et chétif qui, par un grand miracle de Dieu, est sorti vainqueur d’un combat avec un formidable géant. Il est tout grêle et court-vêtu dans l’œuvre de Verrocchio, il a presque l’air d’une fillette ; ainsi l’a également conçu Pollajuolo. Si Donatello l’a dévêtu dans l’un de ses exemplaires (celui en bronze), ce n’est pas certes pour faire étalage de sa puissance musculaire, c’est pour indiquer son état de pauvre pâtre, délicat de corps et couvert seulement d’un chapeau contre les ardeurs du soleil. Les deux sculpteurs aussi bien que le peintre ont invariablement choisi le moment du repos, le moment après la lutte : le jouvenceau pose son pied sur la tête du monstre et paraît tout étonné, presque effrayé de sa victoire… Combien différent est le David de Buonarroti ! C’est un colosse d’abord, et l’artiste veut tenir la gageure impossible de nous faire accepter pour une figure d’enfant une statue haute de dix-huit pieds ; à la vue d’un pareil bambino, on se demande avec stupeur de quelles proportions était : alors son adversaire le Goliath ? Il est tout nu ensuite, des pieds jusqu’à la tête ; il fait voir complaisamment la science anatomique du sculpteur, science merveilleuse, incomparable. Enfin, il a le front plissé, le regard sombre, la bouche contractée, et l’air fier, provocant : il est représenté là, — chose