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la seconde place d’honneur ? Grave question qui nous tourmente aussi et que le directeur de la société française qui construisit la ligne aide à résoudre, en même temps que d’un geste, tout en causant, il fait aiguiller les machines, déblayer la voie, avec la tranquillité précise de ces hommes de tête et d’action que l’Orient ne produit guère.

Onze heures. Le soleil monte, la campagne biblique, poudroie, les Syriennes, voilées de blanc virginal, se pressent derrière les barrières, s’assoient comme un grand chœur antique ; les photographes, montés sur des tribunes, semblent dresser des guillotines ; nous nous alignons contre un mur, un peloton de soldats musiciens braque sur nous d’inquiétantes gueules de métal, se range au commandement comme pour nous fusiller, les drapeaux rouges prennent des tons féroces : quelque chose de sinistre se prépare.

Il est l’heure ! Debout devant les Turcs, les imans vont faire les gestes rituels qui fléchiront Allah ; les locomotives sont sous pression, habillées d’écarlate, couvertes de palmes et de croissans, pareilles à des animaux de rêve, à des bêtes d’Apocalypse qui seraient descendues dans ce vieux pays des visions monstrueuses. Allons ! qu’on fasse entrer les tristes héros de la journée, les trois moutons dont Allah, pour sourire à cette fête, veut humer le sang fumeux. Pauvres bêtes que la société de construction vient de faire acheter et dont elle a doré les cornes, pauvres moutons à grosses queues syriennes, ils entrent, éblouis par tout ce rouge, trébuchant sur les rails, si seuls dans l’espace où s’allonge la voie, devant cette foule massée sur les trottoirs, devant tous ces fonctionnaires chamarrés et sourians qui demandent leur mort pour que les locomotives Baldwin fonctionnent sans accidens. À ce moment, la musique militaire éclate, les soldats poussent des hourrahs disciplinés, les trombones nous mitraillent, les pistons scandent des basses, les fanfares saluent l’arrivée craintive des victimes qui se serrent tremblantes l’une contre l’autre, tandis que tout le monde se lève et que les pachas, la face au ciel, les bras ouverts, les paumes renversées, s’apprêtent à entendre la longue prière de l’iman dont la voix monte maintenant, suppliante, dans le silence.

Ainsi soit-il ! répondent les pachas. Vite, à présent, le sacrifice, pendant que les trombones reprennent avec rage, en décharges exaspérées. Sur les inutiles victimes des bouchers se jettent ; ils les terrassent, malgré leurs résistances, leur couchent le col sur le rail, pour que, tout à l’heure, les roues passent bien sur le sang, leur tranchent la gorge avec un mauvais couteau qui a du mal à traverser la laine. Un gros jet rouge : la bête n’a pas poussé une plainte, et maintenant, plus seule encore, sans lutte contre