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dans sa cuve, à se couvrir de lueurs sombres, à jeter des reflets de métal fondu.

À midi, de Jéricho, j’ai revu la mer désolée, basse, aplatie au niveau des sables comme une petite bande lisse. Mais au-dessus d’elle, entre les deux hautes parois de pierre qui s’allongent sans finir vers les solitudes de l’Arabie, l’espace est devenu gris, une buée de plomb pèse, éteignant le bleu du ciel, voilant, comme pour cacher un mystère, l’huile inerte que le soleil couve, l’enfer morne où tombent et s’amassent ses feux.


26 septembre.

Nous voici sortis des solitudes et brusquement entraînés dans un étrange tourbillon mondain. À Jérusalem, nous trouvons une grande bande française qui vient d’arriver par le dernier paquebot ; les fonctionnaires turcs que nous retrouvons à l’hôtel s’animent, le pacha morne semble moins triste, au dehors la foule citadine est en rumeur, le grand jour s’est levé, et nous recevons une belle carte glacée par laquelle M. le gouverneur de Jérusalem veut bien nous inviter à l’inauguration du chemin de fer de Jaffa.

Notre départ de l’hôtel n’a pas été très imposant ; Jérusalem n’est pas habituée à ces fêtes officielles, le service d’ordre est mal fait dans la cité de David. Pourtant nous produisons une grande impression sur la foule arabe en montant dans les vieux carrosses qui, cahin-caha, nous emmènent par la route de Bethléem, par la route qui domine les vallées tristes où les oliviers gris poussent parmi les pierres.

Oh ! quelle gare rouge ! quelle gare flamboyante avec tous ces drapeaux turcs où le croissant de l’Islam coupe, nu et clair, l’étoffe rutilante ! Cela fait un peu mal aux yeux sous le soleil de dix heures. Est-ce que ces Turcs intransigeans ne vont pas avoir la bonne grâce d’adoucir tout cela avec un peu de blanc et de bleu ? Quelle façade orgueilleusement ottomane pour ce chemin de fer qui fut construit, comme tout ce qui se tait dans ces vieux pays délabrés, par la science et l’argent de l’Europe !

Messieurs les pachas jouent les grands rôles, à présent que la ligne est terminée. Ils ne sont pas venus de Constantinople, ils n’ont pas tristement navigué loin de leurs harems pour ne pas éblouir un peu la pauvre cohue syrienne que l’on fait ranger à coups de courbache, si respectueuse pourtant des personnages en fez et en tuniques, des bons gouverneurs, des bons fermiers d’impôts qui viennent de Stamboul pour la maintenir dans l’état de maigreur qui convient. Mais le vieux monsieur musulman qui sait l’argot parisien semble préoccupé : va-t-il occuper la première ou