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en rond du Bargello et de la National Gallery (la Vierge, l’Enfant et saint Jean) ont avec la Pietà une telle parenté de sentiment et d’exécution, que je n’hésiterais pas à les rapprocher aussi pour le temps et le lieu, et à les dater également des derniers mois de ce séjour de Rome. Ces quatre sculptures religieuses constituent un groupe distinct dans l’œuvre de Buonarroti[1], et représentent dans l’histoire de son art une phase courte, presque fugitive, mais qu’on est heureux de connaître et que parfois même on se surprend à regretter. C’est le moment, en effet, où pensée et forme apparaissent chez l’immortel Florentin dans un équilibre pariait, où tout est mesure, harmonie et clarté : moment unique, introuvable, que l’on voudrait retenir plus longtemps, conjurer avec le cri de Faust : « Arrête, ne passe pas, tu es si beau… » Vains appels ! Il était dans la destinée de la Pietà de n’être qu’un hors-d’œuvre dans le labeur immense de ce génie — ostendunt fata ! — et c’est, une esthétique tout autre que l’élève de Bertoldo devait retirer des marbres de Rome.

Il en tira d’abord l’enseignement capital que les anciens, les maîtres, — maestri di color che sanno, — faisaient plus grand que nature, que leur art plastique, tout comme leur art scénique, avait son cothurne de rigueur. Ces « colosses » de Dioscures, cet Apollon, ce Nil, etc., appartenaient manifestement à une humanité différente de la nôtre, à une humanité idéale, exhaussée, dépassant non-seulement en splendeur, mais aussi en proportions la réalité qui nous entoure, celle que les naturalistes du quattrocento reproduisaient avec tant de candeur et de diligence. — Il reconnut ensuite qu’à une humanité ainsi grandement conçue, les anciens avaient entendu prêter une vie à l’avenant, une animation intense, une énergie débordante, un accent passionné, dramatique. Ces Dioscures font sentir à leurs coursiers toute la force de la bride, et imposent obéissance avec une fougue courroucée ; cet Apollon est tout mouvement et pétulance : on croit entendre jusqu’au son des flèches agitées dans le carquois, l’ἔκλαγξαν. — Enfin, il comprit de bonne heure, je l’ai déjà dit, le puissant moyen d’action et d’expression que donnait aux anciens le dévêtement traditionnel de leurs statues : toutes les parties du corps, fièrement dénudées, étaient appelées à refléter et à développer le motif de l’œuvre et sa pensée maîtresse. Depuis la plante des pieds jusqu’à cette pelote de cheveux surmontant le front comme une flamme, tout dans l’Apollon est vibrant d’émotion et de triomphe ; depuis la plante des pieds jusqu’à la coiffure et à la barbe ruisselantes,

  1. Combien différentes seront la statue du Sauveur à Santa-Maria sopra Minerva (1521), et celle de la sainte Vierge au mausolée des Médicis…