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lentement, découvrant peu à peu la muraille de roc et de sable avec ses angles, ses pointes claires, ses creux d’ombres bleutées.

Et c’est le jour. Sur le sol plat les chevaux s’emballent, hennissent à la lumière, battant régulièrement la terre. Terre étrange, toute jaune de soufre, hérissée de cônes réguliers, de petits cratères, couverte de plaques brillantes, de cristaux secs qui sont du sel et qui deviennent plus nombreux, à mesure que se rapproche la Mer-Morte, l’immobile ligne bleue tendue là-bas au ras du sol, entre les deux chaînes.

Devant nous trotte le maigre Bédouin, enveloppé d’étoffes, chantonnant une ritournelle, son escopette en bandoulière lui battant l’épaule, au rythme régulier de son trot. Mais il s’arrête : long conciliabule avec le Syrien qui nous guide, et soudain, au galop léger de son fin arabe, bondissant, volant comme une plume au vent, il est parti, et là-bas, très loin, voilà qu’il saute à terre et qu’à côté de son cheval ami, il se met en prières, qu’il commence, petite silhouette grave sur le vaste ciel, la gymnastique religieuse de l’Islam, debout d’abord, la face au sud, puis, soudain aplati, le front dans la poussière, « flairant la terre, » comme autrefois les Égyptiens devant l’écrasante majesté des Ramsès. Vieux gestes orientaux par lesquels l’homme s’abîmait déjà devant les rois et les dieux terribles de Thèbes, d’Assour, de Carthage et de Sidon, gestes précis et disciplinés qu’exige aujourd’hui le culte de l’Allah dominateur et qui, ce matin comme depuis tant de siècles, ploient l’Islam, se répètent de l’est à l’ouest dans les vastes déserts, à mesure que le soleil surgit au-dessus de chaque horizon jaune et commence à dévorer les sables.

Ces solitudes-ci sont plus maudites que toutes les autres : sur ce sol amer, caustique comme un poison, le minéral est seul à fleurir ; les roseaux secs ont disparu ; il n’y a plus que les cristaux de sel, les taches de soufre, les cônes de plâtre. Dans ces régions la terre a déjà commencé de mourir, est devenue semblable aux astres desséchés qui ne promènent dans l’espace que de la matière simple. Les hommes d’autrefois l’avaient bien senti quand ils disaient que ces lieux ont été dévastés par une main de colère, châtiés par Iahvé pour les crimes de Sodome et de Gomorrhe. De là cette singulière fascination que ces bas-fonds ont toujours exercée sur les âmes religieuses. C’est ici que Jésus vint jeûner pendant quarante jours ; c’est ici que les prophètes se retiraient quand ils « descendaient au désert » pour y retrouver l’Éternel. L’Éternel habite ici : tout s’est immobilisé devant lui, sous le feu de la grande torche impassible qu’il promène tous les jours sur l’étendue muette. Dans ce désert, la vieille ardeur religieuse d’Israël se rallumait. Il le savait bien, le maigre saint Jean, quand, vêtu de