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de Josaphat, — funèbre vestibule à notre route, — tournant le mont des Oliviers, nous gagnons Béthanie. De là-haut, dans la lumière du soir, on voit dévaler tout le pays vers le bleu terne de la Mer-Morte, et elle apparaît alors, cette Judée, comme une large roche soulevée, comme une ondulation de l’écorce du globe, comme une vague énorme, atteignant ici l’un de ses points culminans, large de trente lieues, creusée, hérissée, mouvante, avançant dans sa colère et soudain pétrifiée en pleine tempête. — Plus un seul olivier, plus une trace de terre : cela est tellement nu que cela n’est plus sinistre : il faut du vivant pour faire du mort, et le vivant n’a jamais habité ici, le soleil n’y trouve rien à brûler. Il n’y a plus que le roc éternel, non le cailloutis des plateaux de Jérusalem, mais la grande pierre forte et pure, aux arêtes cristallines. Il n’y a plus que des choses cosmiques, la surface minérale du globe figée dans une tourmente et la lumière crépusculaire au moment où derrière nous la terre tourne vers la nuit. Et cette lumière rose fait saillir étrangement, tout près de nous, la précise dureté des roches, mais au loin semble les traverser, les alléger, les spiritualiser en violets transparens.

On descend, on descend régulièrement, sur la pente continue de la pierre, au bord d’une fissure béante qui effare les petits chevaux arabes et pourtant qu’ils s’obstinent à longer, qu’ils recherchent par caprice nerveux, pour le plaisir de tressaillir, jusqu’à ce que la monotonie de cette marche et de ce paysage les endorme dans une allure régulière. On ne voit plus une seule chèvre, plus un seul pâtre errant ; nous sommes sortis de l’Orient habité. C’est fini des villages et des villes qui, de l’Ouest à l’Est, de Jaffa à Béthanie, par Lydda, Ramleh, Bittir, Jérusalem, couvrent la triste Judée. Le désert commence, désert de roche d’abord, qui tombe dans le désert de sable, dans le vaste désert d’Arabie qui s’en va jusqu’à la mer des Indes, — çà et là, de cent lieues en cent lieues semé de petites choses noires, tentes légères, posées pour quelques jours et que les hommes aux figures arides, les nomades empaquetés de linge, promènent gravement, depuis des milliers d’années, de source en source, sur l’étendue jaune des sables…

Un Bédouin nous escorte, homme de race antique et de bel air, charmant de distinction et de savoir-vivre, sachant comme personne tourner un compliment quand il veut bien sortir de son silence : « Le Bédouin est le frère du Français, » nous a-t-il fait dire par notre interprète en se mettant à notre tête. Son frère est le cheik d’une tribu si puissante, si renommée dans le désert, qu’un de ses chats, nous dit-on, suffirait à nous escorter. À la démarche de ce chat, à son allure guerrière et distinguée, les brigands le reconnaîtraient bien vite pour un Beni-Fedan et, au lieu de nous maudire,