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déploie ses grâces d’esprit, qui sont réelles ; elle s’orne l’intelligence de mille connaissances variées, comme on devait dire à Boulogne en 1840. Elle fait même semblant d’apprendre le grec, pour lui plaire. Une idée traverse l’esprit de Mérimée, une idée horrible : « Vous finirez par faire un livre ! » Il voulait bien, comme on l’a vu, aller jusqu’à la précieuse, non jusqu’au bas-bleu. Sur ces entrefaites, il part pour la Grèce et l’Asie-Mineure avec Ampère. Mais l’image de la jeune fille aux bas rayés et aux yeux mauvais ne le quittait pas. À la place même où était tombé Léonidas, il pensa à Jenny Dacquin et fit des confidences à Ampère, qui entendait ces sortes de choses.

Il revint. Alors commença la troisième phase de cette liaison de sentiment, la phase aiguë, dangereuse, intéressante. Sans qu’on sache pourquoi, Mlle Dacquin habitait maintenant Paris. Avec un machiavélisme auquel eût applaudi son maître Stendhal, Mérimée inventa une série de rendez-vous gradués, dont on peut recommander l’étude aux commençans. D’abord dans une maison tierce, puis dans une loge d’Opéra (avec corsage décolleté) ; puis, au musée du Louvre, sous l’œil des gardiens et des dieux de marbre, dans la galerie des antiques, l’endroit du monde le plus propre à rassurer la pudeur en émouvant l’imagination. De là, ils passèrent au Jardin des Plantes, où ils jetaient des pains de seigle aux animaux. L’amour est prodigue, et l’autruche pensa mourir de leur générosité. Un grand pas fut franchi lorsqu’elle consentit à se promener avec lui à travers ces étranges paysages des banlieues parisiennes, si ingrats, si vulgaires et si pauvres, et qui exercent pourtant un charme indéfinissable. Chaque jour, le lieu choisi était plus désert, plus lointain. Ils en vinrent à se perdre dans ces mille routes vertes qui s’enchevêtrent sans fin sur les grands plateaux entre Meudon et Vélizy, où, même aujourd’hui, on peut marcher une heure sans croiser un être humain. Ils avaient conscience d’être chez eux. « Nos bois, » disaient-ils en parlant de ces bois tant aimés et tant de fois parcourus. Ces routes silencieuses, tapissées d’une fine mousse où l’on ne s’entend point marcher et au-dessus desquelles le vent balance les feuillages percés de soleil, où les conduisaient-elles ? Au bonheur, espérait l’élève de Stendhal ; au mariage, croyait la jeune fille qui avait appris des Anglaises le secret des audaces virginales. Pourtant il trouvait que la statue ne s’échauffait pas. De son côté elle avait des doutes et, probablement, de grandes tristesses, car elle l’aimait, et il l’aimait aussi. Au fait, pourquoi ne l’épousait-il pas, puisque Beyle n’était plus là pour se moquer de lui ? Pourquoi ? Parce qu’il était en puissance de deux femmes : sa mère et Mme ***. Qui sait ce qu’il eût fait s’il avait été libre ?