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Il allait encore dans d’autres maisons à tendances littéraires où l’on faisait alterner le flirt et la dévotion, l’intrigue parlementaire et l’intrigue académique. Malheureusement, si les salons servent au succès, ils nuisent quelquefois au talent. Quand on écrit pour eux, on ne sort point de cette banalité élégante qui est leur idéal et leur loi. Dans ses nouvelles de ce temps-là, l’auteur de Clara Gazul me semble très réduit de volume, et il n’a jamais repris tout à fait sa taille naturelle. Il a l’air de chuchoter son récit à l’oreille d’une jolie femme, blottie dans une bergère et abritée derrière son éventail. C’est la posture d’un dandy : aujourd’hui, nous la trouvons un peu ridicule pour un écrivain.

À ce moment, le byronisme était descendu de Manfred à Zanipa. Lorsque le galant bandit d’Hérold chantait, la main sur son cœur :


Il faut céder à mes lois
Et comment s’en défendra ?
Quand mon cœur a fait un choix,
La belle doit se rendre,


d’autres Zampas, en gants paille, assis au balcon, applaudissaient d’un air vainqueur. Mérimée était un « forban » comme les autres. Mais il n’attaquait que les navires désireux de se faire donner la chasse, et sa seule préoccupation était de ne pas devenir, comme il arrive, le prisonnier de sa conquête. Au demeurant, le meilleur forban du monde. Après le spectacle ou le bal, il rentrait chez lui, disait bonsoir à sa mère, entrait dans son cabinet, où la lampe était allumée, caressait ses chats et corrigeait ses épreuves. Cela fait, si je compte bien, quatre existences à la fois : le secrétaire de M. d’Argout, le viveur, le mondain et l’homme de lettres. Et il trouvait encore le temps d’écrire à des petites filles inconnues et d’aller boire de l’orangeade, à minuit, au sommet des tours Notre Dame.

Ce qui le sauva, c’est la mesure qui lui était innée, ou plutôt il était la mesure même. Autant qu’on peut juger d’un homme par ce qu’il veut bien montrer de lui-même au public et à ses amis, il ne descendit point jusqu’à ce fond de la débauche parisienne où l’on perd non-seulement le respect, mais le goût de soi-même. Ce n’est pas lui qui eût pris les rats au sérieux, encore moins au tragique. Ce n’est pas lui qui eût mis à leurs pieds, comme Sharpe, 150,000 francs par an et sa vie. Il ne leur donnait que des bouquets et ne leur réclamait que des sensations d’épiderme, avec le plaisir d’étudier de près les mœurs de ces petits rongeurs : — « Les rats ont du bon, dit-il dans une lettre inédite, mais il faut les prendre pour ce qu’ils sont et ne pas leur demander autre chose que ce qu’ils peuvent donner. Quant aux âmes, je suis convaincu que les rats en ont aussi bien que les