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des monumens historiques, prenant la place de Vitet, qu’il devait garder vingt ans.

Pendant ces années qui suivent 1830, il faut se représenter Mérimée comme un jeune homme très envié, très gâté et un peu fat. Plus tard, faisant sa confession à l’Inconnue, il déclara n’avoir été vraiment et pratiquement mauvais sujet que pendant deux ans. Mais, chose curieuse, à cette époque on le croyait encore vertueux, de même que plus tard, longtemps après s’être rangé, il conserva sa réputation de polisson. Ces années de dissipation, je les attribue à M. le chef du cabinet du comte d’Argout. Jeune, célèbre, avec un titre qui lui assurait un bon accueil dans les salons politiques, comme dans les coulisses de l’Opéra, il devait être trop souvent tenté pour ne pas succomber quelquefois. Il faisait partie d’une petite bande de viveurs qui avaient l’habitude de se retrouver à table. « Nous étions huit qui dînions très souvent ensemble, » écrit-il à la comtesse de Montijo[1]. Il en nomme deux, Beyle et Sutton Sharpe, l’avocat anglais qui « gagnait en dix mois 150,000 francs, puis en passait deux autres parmi les rats de l’Opéra[2]. » Une lettre publiée par le journal l’Art nous permet d’ajouter d’autres noms à la liste. C’est une invitation adressée au peintre Delacroix, avec l’en-tête officiel : Cabinet du ministre du commerce et des travaux publics. Delacroix mit la lettre dans sa poche, alla au Jardin des Plantes, et sur le feuillet resté blanc, dessina un lion. La patte de ce lion déborde sur l’autre page, conservée et publiée par le journal l’Art[3]. D’un côté, un autographe de Mérimée, de l’autre un croquis d’Eugène Delacroix ; voilà un beau destin pour ce morceau de papier administratif ! Le rendez-vous était pour six heures, devant le café de la Rotonde, au Palais-Royal. Les convives : outre Sharpe et Mérimée, le baron de Marest, Koreff, le médecin et l’ami de Beyle, Viel-Castel, diplomate et gastronome, mais plus gastronome que diplomate. Ajoutez Delacroix et Beyle. Sur les huit, voici que nous en connaissons sept. Avant son départ pour l’Inde, Jacquemont pouvait bien être le huitième.

On rencontrait Mérimée dans le monde encore plus souvent que dans les coulisses de l’Opéra. Il était assidu chez la spirituelle Mme  de Boigne et chez cette aimable marquise de Castellane, qui eut le don suprême de faire causer. Il y trouva, — je parle d’après son témoignage, — une des deux sûres et précieuses amitiés de femme sur lesquelles il s’appuya, et il eut, par surcroît, la joie de voir revivre et se prolonger cette amitié dans une fille digne de sa mère, par l’esprit comme par la bonté.

  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo.
  2. Ibid., 18 mars.
  3. L’Art, 1875, t. III, p. 266 et 267.