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qui, armé d’un fusil de munition, lâchait son coup au hasard dans la direction du château. « Tu ne sais pas tirer, dit le jeune homme. Prête-moi ton arme. » Le gamin obéit. L’inconnu épaule, vise avec soin et fait feu. À l’une des fenêtres du palais, une cible humaine, un Suisse est tombé. L’enfant, plein d’admiration, s’écrie : « Gardez le fusil, monsieur : vous vous en servirez mieux que moi. — Oh ! moi, dit froidement le jeune homme, ce ne sont pas mes opinions. » Et il continue sa promenade.

Il règne dans le récit de Jules Sandeau une certaine ambiguïté qui a permis aux ennemis de Mérimée de s’en emparer. D’après eux, c’est lui qui serait le triste héros de l’histoire : ce qui ferait de lui à peu près l’égal de ce comte de Charolais qui tirait les couvreurs sur le bord des toits pour s’exercer l’œil et la main. La légende est trois fois absurde. Mérimée était humain, Mérimée était libéral, Mérimée était absent. Son alibi est aussi clair que possible. Il écrivait à Albert Stapfer : « J’ai passé à Madrid quinze jours de plus que je n’en avais l’intention à cause des farces que vous avez jouées là-bas. Je voulais revenir aux premières nouvelles, mais les lettres de mes parens m’ont appris que tout était tranquille. Je ne me console pas d’avoir manqué un tel spectacle. Voilà deux représentations que je perds, l’une pour être né un peu trop tard, l’autre, représentation extraordinaire à notre bénéfice, pour ce malheureux voyage d’Espagne. » Ce regret donne la mesure vraie du dilettantisme politique de Mérimée. Peut-être trouvera-t-on ce sentiment encore trop frivole. Il l’expia bien cher en assistant à deux révolutions dont l’une pensa le ruiner et l’autre le tua.


III

Du reste, il ne s’était pas trompé en parlant d’une représentation « à notre bénéfice. » En arrivant à Paris, il trouva qu’il avait été un vainqueur de Juillet en son absence et sans avoir mis à bas un seul Suisse. N’était-il pas rédacteur du Globe et du National ? Ne figurait-il pas dans le bas-relief de David d’Angers, parmi les porteurs du cercueil du général Foy ? Enfin, les Mérimée n’étaient-ils pas, de père en fils, les cliens, les protégés de la famille de Broglie, qui allait devenir toute-puissante ? Personne ne s’étonna donc de le voir appelé à des fonctions officielles par le nouveau régime. Pendant six semaines, il fit l’office de maître des requêtes sans en avoir le titre. Chef de cabinet du comte d’Argout au ministère de la marine, il suivit son patron au Commerce, puis à l’Intérieur, sans laisser, je pense, aucune trace de son passage dans ces divers départemens. Lorsque M. d’Argout sortit du ministère, Mérimée devint inspecteur général