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cheval et homme. » L’élève de Stendhal est d’avis que ce cheval et ce taureau sont plus intéressans que les héros de nos tragédies. « Cela tue l’art dramatique. » Aussi, sauf l’opéra, les théâtres lui ont-ils paru très faibles. Il a vu jouer le Mariage de raison, de Scribe, avec des changemens assez pitoyables. « Les acteurs sont détestables ; les femmes, plus naturelles et très jolies. Les directeurs, comme chez nous, font banqueroute et se plaignent du mauvais goût de leur siècle[1]. »

À Madrid, Prosper Mérimée séjourna assez longtemps. En bon fils qu’il était, il prenait des notes pour l’Histoire de la peinture à l’huile, partageant son temps entre les Murillo et les Velasquez du musée et les agréables relations qu’il avait trouvées dans cette ville. Le plus intéressant de ces hôtes était le comte de Téba, dont il avait fait la connaissance en diligence.

Don Cipriano Gusman Palafox y Portocarrero, comte de Téba, était le frère cadet de ce comte de Montijo qui, au début du siècle, avait failli changer le sort de la monarchie et arracher sa patrie à la plus humiliante des tyrannies, celle de la sottise et de l’imbécillité. Il tenait des conspirateurs d’autrefois par l’audace, des grands révolutionnaires modernes par l’ampleur des vues. Il entra dans le palais d’Aranjuez à la tête d’une petite troupe résolue et, pendant quelques heures, tint sous sa main le roi, la reine et le favori Godoï. Mais rien ne bougea dans la nation ; pas une voix ne répondit à son appel. La révolution avorta. On traita de fou Eugenio de Montijo parce qu’il avait échoué : il eût été un héros s’il avait réussi.

Son frère Cyprien offrit son épée à Napoléon et devint colonel d’artillerie au service de la France. À la défense de Paris en 1814, il commandait les élèves de notre École polytechnique, et les dernières volées de canon qui, du haut des buttes Montmartre, retardèrent d’un jour notre honte, c’est le colonel Portocarrero qui les tira. C’est au milieu de cette fumée qu’on aime à entrevoir ce beau et pâle visage, ennobli plutôt que défiguré par la terrible blessure qui l’avait privé d’un de ses yeux, ce soldat philosophe, au cerveau hanté par des rêves confus de délivrance et de progrès, disgracié pour avoir trop aimé la liberté et la France, et qui, jusqu’au bout, porta fièrement sa disgrâce.

Tel est l’homme dont Mérimée devint l’ami. Sa femme, qui avait dans les veines un mélange de sang écossais et de sang wallon, étonna et enchanta le jeune homme par sa grâce, l’activité de son esprit, la vivacité de sa parole, l’étendue de ses connaissances. Elle savait à fond l’histoire de l’Espagne, de ses anciens rois, de sa langue et de ses monumens. L’auteur de Clara Gazul était sous

  1. Correspondance inédite avec Albert Stapfer, 4 septembre 1830.