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Jacquerie. Dans la Famille Carvajal, Mérimée continuait la veine de Clara Gazul et faisait un pas de plus vers l’absolue liberté du drame. De l’Espagne, relativement paisible et policée, son rêve d’historien et d’artiste l’emportait vers cette Amérique espagnole où l’immense espace, l’ardeur du climat, l’absence de lois, donnaient carrière à des passions sans frein. Développant un épisode de la chronique d’Ustariz, il montrait un père qui est amoureux de sa fille et qui a recours au crime pour la posséder. Mérimée a honorablement échoué dans cette peinture répugnante comme dans tous les sujets qui mettent en jeu l’érotisme cérébral, et qui relèvent de la physiologie plutôt que de l’analyse morale. Son réalisme n’allait pas jusque-là, retenu qu’il était par cette peur de se salir qui tient lieu de vertu aux délicats. Mérimée adorait les chats : après Beyle, c’est l’animal bête qui lui en a le plus appris sur son métier. Comme le chat, il était nerveux, gracieux, élégant jusqu’en sa brusquerie et, comme lui, toujours propre. C’est un talent qui se lèche les pattes.

La Jacquerie est le récit, sous forme scénique, de l’insurrection des paysans dans le Beauvoisis pendant la captivité du roi Jean. L’auteur y a fait entrer, autant qu’il l’a pu, les incidens caractéristiques qui se produisirent, à ce moment, sur d’autres points du royaume. Nous y cherchons non la froide unité des anciens tragiques, mais un centre d’intérêt, une progression dramatique, comme dans Goetz de Berlichingen ou dans l’Henry VIII de Shakspeare : nous ne les y trouvons pas et nous comprenons que l’histoire mise en dialogue n’est pas un drame historique. L’impression produite par la Jacquerie est analogue à celle que donne une toile du XVe siècle où une infinité de petites têtes apparaissent, placées sur le même plan et tournées toutes dans le même sens. Si on les regarde de près, on voit qu’elles sont très fines et très diverses. Il eût fallu la plume de Michelet pour peindre ces paysans affolés. Mais les bourgeois sont vivans ainsi que les gens de guerre et les religieux. Florimond, c’est la folie héroïque qui a perdu toutes nos grandes batailles de la guerre de cent ans, la présomption rachetée par le dévoûment, la chevalerie qui ne sait pas obéir, mais qui sait mourir. Montreuil fait la guerre parce que la guerre est la seule occupation possible à son rang ; mais on sent que, dans un autre siècle, il se serait contenté de fumer ses terres et de siéger au comice agricole. Les deux aventuriers anglais sont excellens : Siward, un commerçant en cuirasse, et Brown, un ivrogne plein de vin et d’honneur ; tous deux avec le courage insolent de leur race. Mais c’est dans les moines que triomphe la psychologie subtile de l’historien dramaturge. Il y a le moine savant, intrigant, un peu sorcier, que l’ambition jette dans la politique comme elle fera plus