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Mérimée, le rencontrait chez l’académicien Lebrun, directeur de l’imprimerie royale. Il nous parle de la timidité ; de la retenue qui perce à travers l’aplomb du jeune Mérimée : « aplomb que lui fait prendre son excessive confiance dans son mérite. » Mérimée « joue avec un album, insoucieux ; de ce qu’il dit, affectant les manières d’un sceptique et d’un homme blasé, mais observant, néanmoins, les détails avec une extrême finesse[1]. »

En mai 1826, une petite troupe, composée de Gérard, de Delécluze, de Duvergier de Hauranne et de Mérimée, partait pour l’Angleterre. Duvergier de Hauranne, avec sir Robert Wilson pour cicérone, suivit dans tous ses détails le curieux spectacle d’une élection anglaise. Delécluze eut pour professeur d’anglais, dans une jolie maison de campagne voisine du pays de Galles, une charmante enfant de cinq ans, la petite Flo, déjà bonne et sérieuse, et qui devait être plus tard l’admirable Florence Nightingale. Que faisait Mérimée ? Peut-être ébaucha-t-il ses liaisons d’amitié avec ces aimables viveurs, Sharpe et Ellice, auxquels il resta si attaché. Je tremble pour les « bonnes mœurs » dont parlait, avec une complaisance paternelle, l’auteur de l’Innocence donnant à manger au serpent. Le Londres galant d’alors avait d’appétissans mystères pour les étudians en amour.

L’année suivante, Mérimée eût voulu prendre sa volée dans une autre direction et avec un autre compagnon, avec Ampère. Il a raconté lui-même, dans une préface écrite en 1840, ce qui se passa alors entre les deux amis. Il s’agissait d’aller par tous pays à la recherche de la couleur locale, qui était comme le Saint-Graal des jeunes romantiques. Mais comment ? L’argent manquait. « Racontons notre voyage, imprimons-en le récit et, avec la somme que cette publication nous rapportera, nous irons voir si le pays ressemble à nos descriptions. » Pour sa part, Mérimée se chargea des chansons populaires de la Dalmatie. Avec cinq ou six mots illyriens, deux bouquins pédans et insipides, il improvisa la Guzla en quinze jours. Elle fut imprimée à Strasbourg, et il s’en vendit, nous assure l’auteur, une douzaine d’exemplaires. Mais les étrangers y furent trompés, notamment Pouchkine, qui prit la peine de traduire plusieurs morceaux comme des échantillons très curieux du génie illyrien. « À partir de ce jour, conclut lestement Mérimée, je fus dégoûté de la couleur locale, en voyant combien il est aisé de la fabriquer. »

Il ne faut le croire qu’à demi. En 1840, il cédait au plaisir de dire une impertinence à l’école de Hugo, — impertinence qui ne pouvait nuire à sa candidature académique. Il cédait aussi à la

  1. Henri Jouin, l’Œuvre de David d’Angers.