Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profonde malice du sort : le Moïse, conçu originairement comme planant de haut, au second étage du colossal mausolée, à une élévation de quinze pieds, pose devant nous lourdement, pesamment, au ras du sol, dans le monument écourté de Jules II ; tandis que le groupe de la Pietà, destiné à être vu de plain-pied, a été exhaussé sur un autel énorme, de façon à disparaître aux regards ; la figure du Christ surtout en est devenue presque invisible. Si pourtant, à force de vous tourner et contourner, vous parvenez à saisir cette admirable figure dans ses détails et dans son unité, vous reconnaîtrez sans nul doute que jamais Michel-Ange n’a rendu aussi heureusement la beauté humaine en toute grandeur et simplicité, que jamais non plus il n’a atteint ou seulement visé une distinction, une élégance à ce point parfaite. Nulle trace ici de cette impétuosité et redondance musculaire qui marque si fortement, et souvent dépare si étrangement ses anatomies formidables ; les chairs ont une délicatesse veloutée et exquise ; le poli, d’un soin, d’une harmonie incomparables, crée au fils de l’homme comme une atmosphère lumineuse qui le relève et le détache de l’ensemble de la composition… Or, beauté, élégance, finesse de travail et polissure splendide : ne sont-ce pas là aussi les qualités qui, dès le premier abord, vous frappent dans la statue du Belvédère ? Et puisqu’il est convenu que dans cette Pietà la sculpture de la renaissance a approché de l’idéal classique comme dans aucune autre de ses créations, puisque quatre siècles n’ont cessé de le proclamer et que déjà Condivi a dit quelque chose de semblable : où voulez-vous que Buonarroti ait cherché son modèle antique, si ce n’est dans le jardin du cardinal Giuliano délia Rovere, près San-Pietro-in-Vincoli ?

Un Christ descendu de la croix, un Christ mort, dénudé et pourtant beau, beau non-seulement d’expression et de traits, mais beau de corps, beau comme l’Apollon : c’est ainsi que Michel-Ange a osé concevoir un sujet, dans lequel ses prédécesseurs n’avaient vu qu’un thème déchirant et lugubre. Toute marque d’agonie, de souffrance ou seulement de raideur cadavérique est soigneusement écartée de ces formes restées divines malgré le trépas ; les stigmates manquent, ainsi que le plus léger rappel du supplice[1] ; l’auréole manque également, ou plutôt elle est répandue sur tous les membres et les couvre d’un poli vibrant qui est comme le parfum de l’âme, comme cette ambroisie dont Homère enveloppe parfois les dieux de son Olympe. Avec sa tête doucement rejetée en arrière, avec ses cheveux bouclés et le visage presque imberbe, avec ses

  1. La grande croix derrière le groupe, dans la chapelle de Saint-Pierre, est une addition postérieure, contraire à la pensée de l’œuvre.