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s’infiltrent jusqu’aux os, elle ne pourrait avoir pour Juan Diaz ce grand et étrange amour où il y a plus de la jeune fille que de la courtisane. Mais sa mère, son frère le lieutenant, et le résident de Fionie sont trois Français authentiques. La mère, surtout, est un type de coquinerie spirituelle et géniale, comme il n’en fleurit que chez nous ; pour la première fois, Mérimée s’y est complu à peindre la canaillerie féminine, à laquelle il revint sans se lasser, et, s’il avait cessé d’y croire, il eût cessé d’écrire. Ce qui recommande les Espagnols en Danemark à l’attention des critiques, c’est qu’ils y pourront faire la part du réalisme et celle de l’imagination, celle de Beyle et celle de Lope de Vega, puisqu’il faut associer des influences si différentes.

Mérimée a déjà toute sa psychologie mondaine dans le Ciel et l’enfer, sa vérité poignante et son sens historique dans les Espagnols en Danemark. Il a aussi tout son esprit dans le Carrosse du saint-sacrement. On est venu y puiser deux fois[1] ; il se peut qu’on y vienne encore. Cette bluette charmante, mais « encore plus indévote, » comme aurait dit Delécluze, a fourni à une opérette célèbre le nom de son héroïne et le cadre de la scène ; à une des plus piquantes fantaisies de M. Meilhac (le Roi Candaule), une situation, celle d’une jolie fille qui se justifie d’une infidélité par sa beauté et son silence, en laissant plaider pour elle le cœur d’un vieil amant. Oui, Mérimée a déjà beaucoup d’esprit dans le Carrosse du saint-sacrement ; il en a même trop. Sa Périchole est une fine mouche, aussi déliée qu’elle est fantasque, capable de diplomatie, à ses heures, pour regagner le terrain perdu par ses impertinences et reconquérir d’un coup l’opinion dont, après tout, son métier a besoin. C’est pourquoi elle offre au saint-sacrement le carrosse qu’elle avait si passionnément convoité pour elle-même. Dans le fait réel dont Mérimée s’était inspiré, la conversion de Périchole était un coup de la grâce, un accès d’humilité et de repentir, un soudain prosternement de la pécheresse aux pieds du Dieu qu’elle a offensé. Jamais on n’eût persuadé à Mérimée que ce dénoûment valût mieux que le sien.

L’Occasion est une œuvre rare et neuve que les contemporains remarquèrent à peine et qui ne méritait pas ce dédain. Rien, ici, de la sécheresse qui gâte les œuvres de sa maturité. Tout ce qui se trouve dans le cœur d’une enfant de quatorze ans, qui aime jusqu’à en mourir, coule librement devant nous. Qu’on lise le monologue de Mariquita, ce monologue hors de toute proportion avec les monologues connus et qui eût suffi à faire déclarer cela du « théâtre impossible » en 1825. Il est fait d’incohérences

  1. Et même trois. Deux jeunes auteurs n’ont pas su résister à l’envie bizarre de mettre en vers la prose de Mérimée. La chose s’est produite au théâtre de l’Odéon.