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Mme Chabaud-Latour, par la jeunesse des compagnons d’Albert Stapfer et par une heureuse teinte d’exotisme répandue sur toute cette société. Humboldt et Bonstetten écoutaient en souriant les projets fantastiques de miss Wright, l’amie de La Fayette et l’émancipatrice des noirs, ou les boutades du voyageur Simon qui mettait l’Anglais Wilkie au-dessus de Raphaël. Dans un autre coin, un gros homme, dont les petits yeux lançaient la flamme, groupait les jeunes gens autour de lui. Ce n’était rien moins que M. Henri Beyle. Parfois on l’abandonnait pour écouter un jeune professeur de philosophie qui faisait une leçon dès qu’il trouvait des auditeurs et qu’on appelait Victor Cousin. Alors Beyle, rageur, disait de son rival : « Depuis Bossuet, personne n’a joué de la blague sérieuse comme cet homme-là ! » Pendant ce temps, paisibles, sous la lueur des grands flambeaux d’argent à abat-jour de métal, les joueurs de whist comptaient leurs « honneurs » et ramassaient leurs levées.

Les mêmes personnes, avec quelques autres, se retrouvaient aux vendredis de Viollet-le-Duc. On ne faisait que traverser le salon, dire quelques mots aux dames, puis on passait dans la bibliothèque, où se livraient de terribles batailles littéraires entre l’auteur du Nouvel art poétique et l’auteur de la brochure Racine et Shakspeare. Beyle n’était jamais battu, Viollet-le-Duc ne croyait jamais l’être. Un gros de jeunes professeurs, Victor Leclerc, Saint-Marc Girardin, Henri Patin, Charles Magnin, Sainte-Beuve, écoutaient et prenaient parti. Le baron de Marest, qui a vécu jusqu’à nous par un seul mot : « Le mauvais goût mène au crime, » comptait les coups et ricanait.

Mais il faut pénétrer dans un sanctuaire plus intime, dans une chambre située au cinquième de cette même maison. C’est dans cette chambre que va naître une école littéraire, et c’est de là que sortira la réputation de Mérimée. L’habitant de cette chambre prédestinée était Étienne Delécluze, le beau-frère de Viollet-le-Duc. Ceux qui ont lu ses Souvenirs littéraires ont en l’esprit cette physionomie fine, douce, modeste, un peu triste, telle qu’on s’imagine l’homme arrivé trop tard à un demi-succès. Il avait vu la révolution française ; vingt-cinq ans après, il y rêvait encore. Né vieux garçon, il souffrait de son célibat et le savourait. Vieillissant, il cherchait les jeunes ; timide, il adorait l’audace ; il vivait solitaire au plus épais, au plus vivant de la foule humaine. Il avait essayé d’être peintre, puis s’était jugé et condamné. Maintenant il essayait d’être critique d’art, parce que les frères Bertin lui avaient assuré qu’il pouvait l’être. En effet, il l’était. Le bon Étienne commençait à s’épanouir ; le monde grimpait jusqu’à son cinquième, où il donnait à causer.