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années auparavant dans une des nombreuses tenute suburbaines du cardinal Giuliano délia Rovere (probablement à Grotta Ferrata), elle ornait alors le jardin de sa demeure près de l’église San-Pietro-in-Vincoli… Il est de mode, depuis quelque temps, de déprécier cet Apollon jadis tant exalté, de le proclamer trop travaillé et musqué, voire avantageux et poseur. « Il ne lui manque que le grand cordon d’un ordre étranger, » me disait dernièrement, pour bien me narguer, un ami et juge excellent. Nous sommes devenus très difficiles et importans, insolemment dégoûtés même, depuis qu’un hasard magnanime nous a fait connaître les marbres d’Elgin, la Vénus de Milo et l’Hermès de Praxitèle ; nous craignons d’être dupes d’un enthousiasme mal informé, et nous croyons faire preuve de supériorité en brûlant ce qu’avait adoré Winckelmann. Je me demande pourtant si même aujourd’hui nous connaissons de par le monde une statue antique qui surpasse ou égale l’Apollon du Vatican comme incarnation de la beauté humaine, de la beauté virile, « nue et revêtue seulement d’un immortel printemps, » pour emprunter le langage de ce bonhomme de Winckelmann : je parle, bien entendu, d’une statue présente et réelle, d’une figure en ronde bosse entière et complète, non pas d’une entité esthétique qu’à grand renfort de déduction érudite nous nous plaisons à construire d’après tel passage de Pausanias ou de Pline, d’après tel relief ou fragment de buste et de torse recueilli à l’Acropole ou à Olympia. Tous les verba magistri de l’Université ne m’empêcheront pas de partager le sentiment des contemporains de Jules II et de trouver à l’Apollon du Belvédère une poésie ineffable, un rayonnement merveilleux. N’est-il pas merveilleux aussi que le dieu de la lumière et des arts, que le grand Musagète soit précisément sorti de terre soudain à cette heure solennelle de la renaissance, qu’il ait pris domicile chez le Rovere et reçu les premiers hommages de Michel-Ange ?

L’hommage, ce fut de s’inspirer de ce dieu de la lumière pour la figure du Christ dans le groupe de la Pietà (1498-1499)… Si la remarque n’en a été faite dès longtemps, il faut en chercher la cause, je crois, dans l’incertitude où nous étions encore tous naguère sur l’époque où fut découvert l’Apollon ; dans le malencontreux emplacement aussi que le marbre de Buonarroti a reçu à Saint-Pierre. Contraste bizarre, en effet, et qui a presque l’air d’une