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à genoux, il se traîna vers elle, suppliant toujours, et d'un accent si sérieux, et dans une attitude si pathétique qu'au moment où il arriva en sa présence, elle ne put s'empêcher de rire. À l'instant, il se releva, et changeant de ton : « Eh bien ! s'écria-t-il, puisqu'on se moque de moi, je ne demanderai plus jamais pardon ! » Ce qu'il fit. Ainsi en tout. Comme il vient un moment, et très vite, où notre sérieux est en pure perte et où les choses nous éclatent de rire au nez, il ne leur demanda plus jamais pardon en rien et contracta l'ironie profonde. » Ces lignes étaient écrites en 1841. Longtemps après, Sainte-Beuve y ajoutait une dernière réflexion : « Dès l'âge de cinq ans, s'il avait su le grec à cet âge, il aurait pu prendre la devise qu'il porta gravée sur son cachet : μέμνασ ἄπιστειν, souviens-toi de te méfier. »

L'anecdote doit avoir quelque valeur, puisque Sainte-Beuve a jugé bon de la rapporter et de la commenter, et puisqu'elle a paru suggestive à M. Taine. Sans nier la longue portée de certaines émotions enfantines, j'hésite à dire, avec l'auteur des Causeries, que ce trait peint Mérimée a à jamais. » S'il n'avait été dupe qu'une fois et à l'âge de cinq ans, il serait une personne bien extraordinaire, et je ne sais s'il ne faudrait pas l'en plaindre. Mais on verra qu'il sut garder des illusions et que, malgré les recommandations de son cachet, en plus d'une circonstance, il oublia de se méfier. Mme  Mérimée raconta une autre histoire à Albert Stapfer : histoire plus vulgaire, mais très vraisemblable. Prosper avait des cousins, plus âgés que lui, les Dubois-Fresnel, qui l'aimaient beaucoup, mais qui le taquinaient sans cesse. C'est ainsi qu'il aurait pris l'habitude de la défensive et se serait rompu à cacher ses sentimens. À la bonne heure ! Il faut plus d'un coup pour ruiner la confiance première, et le cœur, comme la main, ne devient calleux qu'à la longue.

Il fit à Henri IV de bonnes études, mais sans éclat, sans doute parce qu'il n'avait pas la faconde diluvienne des rhétoriciens du temps. Le 22 novembre 1821, Léonor Mérimée écrivait à son ami Fabre, ce peintre de Montpellier qui succéda à Alfieri dans les affections de la comtesse d'Albany : « J'ai un grand fils de dix-huit ans dont je voudrais bien faire un avocat. Il avait des dispositions pour la peinture au point que, sans avoir jamais rien copié, il fait des croquis comme un jeune élève et ne sait pas faire un œil. Toujours élevé à la maison, il a de bonnes mœurs et de l'instruction. »

L'idée de ce père qui voulait faire de son fils un avocat parce qu'il lui voyait des dispositions pour le dessin ne parut surprenante à personne, sauf peut-être au principal intéressé. Il se mit à « faire son droit, » sorte de large chemin vague qui mène à tout.