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De sorte qu’on n’en avait pas fini. À mesure que les dangers d’autrefois semblaient s’épuiser, de nouveaux dangers reparaissaient : ils renaissaient de l’état moral du pays, d’une vague et maladive incertitude, d’une désillusion croissante, peut-être du déclin du roi et de l’optimisme de son ministère qui, ni l’un ni l’autre, ne voulaient rien voir et se complaisaient dans une fausse sécurité. Le fait est qu’on marchait à des crises nouvelles par la démoralisation de l’opinion, surtout par cette campagne des banquets où retentissaient toutes les accusations, toutes les diffamations, tous les griefs vrais ou factices. On marchait à une révolution sans y croire, à la légère, peut-être parce qu’on présumait trop de la solidité des institutions[1], et, chose à remarquer, dans cette guerre des partis, où l’établissement de 1830 était après tout en jeu, les légitimistes n’étaient pas les plus agressifs, les plus implacables à l’assaut du régime. Les légitimistes, en gardant leur attitude d’opposition, se croyaient tenus à une certaine réserve ; ils attendaient ! Berryer avait nettement refusé de s’associer à la campagne des banquets et il avait conseillé à ses amis de s’abstenir comme lui. Il n’avait pas la garde de la monarchie de juillet, menacée par une sorte de guerre intestine entre ses partisans ; mais il se sentait ému des suites que pouvait avoir pour la France une révolution qu’il voyait plus clairement que ceux qui allaient la faire. Jusqu’au bout il ne cessait d’avertir les chefs de l’agitation « réformiste » que « le terrain allait s’effondrer sous leurs pieds. » On en était là aux approches du 24 février 1848 !


Au moment le plus extrême, à la veille du banquet du Château-Rouge, fait pour être un rendez-vous d’agitation et peut-être de conflit, dans une dernière réunion où toutes les nuances d’opposition étaient représentées, Berryer avait tenté un suprême effort pour détourner l’explosion : il n’avait pas réussi, et il s’était retiré avec ses amis, se désintéressant d’une crise où il n’avait plus que faire. Au sortir de cette réunion de la place de la Madeleine, M. de Falloux, — c’est lui qui le raconte, — suivait la rue Royale avec un autre légitimiste, M. de Rainneville, et M. Thiers, qui avait tout

  1. Tocqueville, dans un discours qui paraissait alors être le discours d’un philosophe troublé et qui n’était que tristement clairvoyant, disait, le 27 janvier 1848, à la chambre qui l’accueillait par des moqueries : — «… Est-ce que vous avez, à l’heure où nous sommes, la certitude d’un lendemain ? Est-ce que vous savez ce qui peut arriver en France d’ici à un an, à un mois, à un jour peut-être ? Vous l’ignorez ; mais ce que vous savez, c’est que la tempête est à l’horizon, c’est qu’elle marche sur vous : vous laisserez-vous prévenir par elle ? Je vous supplie de ne pas le faire ! ., oui, le danger est grand ; conjurez-le quand il en est temps encore. » — Il parlait ainsi moins d’un mois avant le 24 février.