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Francia aux Bentivogli, Mino ou Pinturichio aux maîtres du Vatican. Une espèce de domesticité artistique s’établit de la sorte, agréablement tempérée, il est vrai, par cette bonhomie, par cette facilité des rapports, qui est un des traits charmans de l’époque. On s’efforce de satisfaire à tous les caprices du mécène, mais on attend aussi beaucoup de sa libéralité ; on le lui dit avec ou sans métaphores, mais toujours sans vergogne, et parfois sur un ton bien lamentable. L’exemple en a été donné de bonne heure : il y a déjà longtemps que ce drôle de génie, fra Filippo Lippi a écrit à Piero di Medici une lettre « pleine de larmes » pour l’apitoyer sur sa propre misère et celle de ses six nièces « toutes nubiles et pas encore mariées ! » Déçu dans ses espérances, on change de place et de protecteur, on va d’une ville à l’autre pour faire offre de son talent, comme les condottieri auparavant l’ont tait de leur épée, les humanistes de leur éloquence. Léonard de Vinci se met tour à tour, et avec une désinvolture qui ne choque personne, au service de Louis le More, de César Borgia et du roi de France, l’envahisseur de Milan. On devient indifférent à la patrie, à la cité natale, indifférent à la liberté ; les liens de famille se relâchent, les mœurs s’émancipent et toute piété s’émousse. Il est bien significatif à cet égard, que le peintre des tableaux les plus religieux de l’époque, le maître même de Raphaël, le Pérugin, est réputé athée. Un moment, les prédications de Savonarole ébranlent encore les esprits et produisent une secousse violente ; quelques rares artistes, un Baccio della Porta, un Lorenzo di Credi, un Botticelli, en reçoivent même une impression profonde et durable. Si toutefois vous demandez après le vrai élève et élu sur lequel le grand dominicain ait laissé tomber son manteau avant de disparaître dans les flammes, vous ne saurez prononcer d’autre nom que celui du jeune Buonarroti.

Il ne participe en rien aux mœurs faciles du temps, et nous ne lui connaissons pas de Fornarina. Défiguré de bonne heure, — privo piangendo d’un bel volto umano, comme il le dit lui-même dans une strophe navrante, — il n’a jamais connu à son cou d’adolescent « la douce chaîne des blancs bras, » dont parlera l’heureux Raphaël Santi[1], et sa jeunesse est sevrée de toute joie et de toute affection tendre. Que d’autres s’ingénient tristement à découvrir je ne sais quel Éros à la fois chaste et pervers[2] dans ses

  1. Quanto fu dolce el giogo e la catena
    De suoi candidi braci al col mio volti…
    Sonnet de Raphaël, écrit de sa main sur une feuille des esquisses pour la grande fresque de la… Théologie aux Stanze ! La feuille est conservée à Oxford.
  2. Voir entre autres L. V. Scheffer, Michel-Angelo, eine Renaissancestudie, Altenburg, 1892.