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Pasquier, son compagnon de guerre, Lacordaire, celui qui allait faire reparaître la robe blanche du dominicain dans la chaire de Notre-Dame le pensait bien plus encore. Il écrivait un jour de Rome à Mme Swetchine[1], qui avait bien des affinités parmi les légitimistes, qui était la confidente de leurs illusions, de leurs vœux toujours trompés : «… La légitimité, telle qu’on l’a faite depuis Louis XIV et Louis XVIII, me paraît entachée de cette malheureuse idolâtrie royale qui a perdu la maison de Bourbon… Vous vivez dans une société qui vous oblige d’amortir votre pensée si vive et si lumineuse ; moi, prêtre de Jésus-Christ, je veux bien être modeste et modéré, mais non m’associer à quelque degré que ce soit à un parti, quoique les illusions soient respectables en beaucoup de gens… » Ni Lacordaire, ni Montalembert, dans leurs revendications toutes catholiques, ne voulaient se confondre avec les légitimistes.

Lié avec eux par un instinct de jeunesse et une intime communauté de foi, associé à leur propagande, M. de Falloux ne les suivait pas sans réserve et ne partageait qu’à demi quelques-unes de leurs idées. Il ne pouvait se résoudre à séparer des choses qu’il croyait au contraire inséparables. Il ne méconnaissait pas l’intérêt que pouvait avoir l’Église à s’affranchir des partis, il n’allait pas jusqu’à croire qu’elle fût intéressée à rompre tout lien, à renier ses vieilles relations avec la monarchie. Catholique comme Montalembert, il était plus politique que lui ; il s’étudiait à contenir l’altier champion de « l’autel, » et il se peint lui-même en ajoutant qu’entre eux le débat était une question de mesure. « La conscience religieuse et la conscience politique, lui disait-il dans leurs entretiens intimes, ne peuvent pas demeurer à perpétuité sans contact, elles sont faites pour vivre ensemble et pour s’éclairer mutuellement. Vous avez renoncé à suivre l’abbé de Lamennais dans la doctrine absolue de la séparation de l’Église et de l’État. Ne reprenons pas le même air une octave plus bas. Soyons plus prudens que ne l’a été la Restauration. Attestez à la tribune, attestons partout que nous avons compris les leçons de l’expérience ; mais laissez les légitimistes faire librement leurs réserves pour l’avenir… » Ce qui veut dire que, dans ce mouvement catholique où il servait en allié de Montalembert, M. de Falloux se réservait et restait lui-même ; mais c’est surtout dans son propre parti, parmi les légitimistes, qu’il se faisait de plus en plus un rôle à part, et, prenait la figure d’un royaliste indépendant, assez libre d’esprit pour voir

  1. Voir la Correspondance du révérend père Lacordaire avec Mme Swetchine, correspondance si vive, si caractéristique, où le grand religieux se peint tout entier dans sa vérité intime, dans sa familière originalité.