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souvenirs, par l’attrait de la terre natale, sans doute aussi par les intérêts ou par un certain instinct provincial et rural dont il ne s’est jamais défendu. Il était Parisien par l’esprit, par les relations de société choisie pour lesquelles il semblait si bien fait, par le goût de l’action et l’impatience de vivre. À défaut des carrières publiques auxquelles il se dérobait avec une partie de la jeunesse légitimiste, il cherchait d’autres alimens d’activité. Il servait un peu en volontaire, en affilié intermittent, si l’on veut, dans le mouvement de propagande religieuse, de charité mondaine et de moralisation populaire, dont des hommes jeunes comme lui, Frédéric Ozanam, M. de Melun, M. Adolphe Baudon, M. de Champagny, avaient pris la libre et généreuse initiative. Il avait même fait dans ces œuvres de propagande, dit-il, ses « débuts oratoires. » Il se mêlait à ce mouvement catholique, indépendant, retentissant, qui avait commencé avec l’Avenir au lendemain de 1830, que Montalembert, Lacordaire, dégagés de tout schisme, animaient de leur foi hardie et de leur parole vibrante. Il était royaliste, catholique, orateur de bancs-d’œuvre, sans cesser d’être homme du monde. Il était surtout bientôt d’un monde groupé dans un salon d’élite, le salon de Mme Swetchine, qui a eu son originalité et son rôle dans la société française à une heure du siècle.

Par quel miracle d’esprit, je pourrais dire d’industrie intelligente et patiente, Mme Swetchine avait-elle réussi à être un arbitre de la vie morale et de la vie sociale, à rassembler autour d’elle tant d’hommes de génie différent ? Elle n’avait, du moins en apparence, rien pour elle. Elle n’était pas même Française. Née Russe, élevée à la cour de Catherine II et de l’empereur Paul, mariée à un dignitaire de l’empire plus âgé qu’elle, convertie au catholicisme sous l’influence de Joseph de Maistre et par le travail raffiné d’une conscience agitée, elle avait contre elle et sa qualité d’étrangère et une éducation compliquée. Lorsqu’elle était venue en France pour s’y fixer après la Restauration, elle n’était peut-être pas âgée, elle commençait à dépasser la jeunesse, si même elle a jamais eu un âge. Elle n’avait pas non plus les dons extérieurs qui séduisent, elle n’avait ni la beauté, ni la grâce qui supplée à la beauté. Elle n’avait pas une de ces imaginations de femmes qui brillent et fascinent ; elle avait le goût ou, si l’on veut, la vocation de l’ascétisme et du prosélytisme. Le miracle s’est pourtant réalisé, et on a eu ce salon unique, semi-religieux, semi-mondain, où les jeunes femmes se succédaient le soir comme pour prendre le ton avant d’aller au bal, où les hommes les plus éminens de toutes les opinions se sont rencontrés. La grande dame russe avait réussi, parce qu’à tout ce qui paraissait pour elle désavantage, elle joignait l’attrait d’une supériorité morale réelle, l’élévation ou la finesse d’une pensée