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Perugino, Bramante et tant d’autres ; — mais vous chercherez en vain, dans cette galerie, le peintre immortel de la Sixtine. Raphaël, après tout, est bien excusé : il n’a eu guère à se louer de son grand rival, toujours dédaigneux et parfois très désobligeant à son égard. Mais Sébastien del Piombo n’était pas certes, lui, ni un rival ni un maltraité : il n’a manqué aucune occasion de s’insinuer auprès de Michel-Ange, de le circonvenir, de l’indisposer surtout contre le jeune Urbinate et son groupe, la synagogue, comme il l’appelait. Il était, en outre, le plus grand peintre de portraits alors vivant à Rome : comment n’a-t-il pas tenu à honneur de léguer à la postérité l’image de celui qu’il n’a cessé de proclamer « son divin maître ? » Il a mieux aimé nous léguer les traits insolens de l’infâme Arétin, et ainsi l’a fait également Titien, le magnifique égoïste, malgré toutes les choses flatteuses qu’il a trouvé bon de dire à l’adresse de Michel-Ange, lors de sa visite à Rome, en 1545. Il est vrai que Buonarroti, à ce même moment, déclarait que le maître de Cadore ne savait pas dessiner !

Ce grand hâbleur de Benvenuto Cellini prétend avoir recueilli de la bouche même du coupable le narré de l’atroce scène dans laquelle Michel-Ange a été défiguré à jamais. « Nous étions jeunes garçons tous les deux, Buonarroti et moi, — racontait Torrigiano, — et nous allions souvent à l’église del Carmine pour y étudier dans la chapelle de Masaccio. Buonarroti, qui avait l’habitude de narguer tous ceux qui y dessinaient, m’a fâché un jour tout particulièrement ; exaspéré, je lui ai porté sur le nez, avec mon poing fermé, un coup d’une violence telle que je sentis l’os et le cartilage céder sous ma main comme de la pâte. Il portera ma marque tout le long de sa vie… » Après avoir lu ce récit révoltant, on n’est pas fâché d’apprendre, par Vasari, que l’affreux rustre, moitié artiste et moitié spadassin, soldat de César Borgia et sculpteur très apprécié à la cour d’Angleterre, a fini misérablement en Espagne dans les cachots de l’Inquisition. Je n’oserais pas pourtant m’inscrire en faux contre l’attitude provocante prêtée par Torrigiano à l’adolescent Buonarroti dans la chapelle de Masaccio. Arrivé à l’âge mûr, il n’aura pas de procédés beaucoup plus gracieux envers Perugino, envers Francia, envers Signorelli, envers Léonard de Vinci.

Il est peu accueillant et rien moins qu’affable, ayons le courage d’en convenir. D’une humeur triste et sombre, susceptible à l’excès et agressif sans cause, irritable et irritant, il place assez mal d’ordinaire ses engouemens comme ses antipathies, et aime à se plaindre, sans bien choisir ni ses confidens ni ses raisons. Sobre comme un anachorète, scrupuleux comme pas un de ses émules de génie, il a néanmoins des querelles d’argent avec tout le monde,