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précise où la fidélité pouvait défaillir, devait renaître ? Et n’oublions pas que le devoir tel que l’entendait l’ancien régime, l’attachement exclusif au souverain, primait encore dans beaucoup de cœurs la notion abstraite de patrie ; c’était l’excuse très valable des émigrés ; n’en serait-ce pas une pour ces créatures de Napoléon qui lui devaient tout ? Mettons-nous à la place et dans les perplexités d’un Ney, d’un Labédoyère ; la correction risquait de s’appeler pour eux ingratitude ; le scrupule de légalité, manque de foi et de générosité… Dans ce dérèglement universel, chaque cœur avait sa règle.

Même en des temps moins incertains, les procès politiques, — et j’ajouterai : sociaux, — blesseront toujours notre instinct du juste. Je crois qu’on en peut voir la raison. La justice est une machine de précision ; quand on la met en branle, vis-à-vis d’une transgression bien établie et d’un texte de loi, elle fonctionne automatiquement, en quelque sorte. Si on lui livre un mal particulier, limité à un seul ou à quelques individus, notre équité naturelle est satisfaite, parce que toute la quantité connue de ce mal tient dans le plateau de la balance et l’infléchit comme il convient. S’agit-il au contraire d’un de ces actes dont une fraction considérable du corps social est coupable ou complice ? Notre équité se révolte, quoique la justice fonctionne exactement, parce qu’elle fonctionne partiellement, parce qu’il n’entre dans le plateau trop étroit de la balance qu’une minime quantité du mal notoire. Le jeu de la justice, irréprochable en lui-même, nous apparaît alors comme une loterie, il ressemble trop au procédé barbare des anciens, quand ils décimaient une troupe prise en faute.

Puisqu’il faut bien que les gouvernemens établis se défendent, ce ne serait pas un si grand paradoxe de dire hardiment : Ney fusillé par l’ordre direct et personnel du souverain, cela vaudrait encore mieux que Ney jugé par une cour régulière ; il y aurait dans le monde un acte arbitraire de plus sur la conscience d’un homme, il n’y aurait pas ébranlement et destruction de la notion si nécessaire de justice. — Toutes les causes politiques et sociales tombent sous la définition de Victor de Broglie que j’ai citée plus haut : « par leur nature et leur portée, elles dépassent la justice humaine. » — Puissent les gouvernemens se pénétrer de cette sage parole ; et si les passions la leur font oublier, puisse chacun de nous retrouver, pour leur résister, le courage de l’homme qui la soutint avec une si belle fermeté !


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.