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à la constituer en haute cour, avec une procédure particulière et un règlement de circonstance. Elle ne changea rien à son mode habituel de délibération, ce qui fit dire à l’un des plus spirituels parmi les pairs que le maréchal allait être expédié comme un simple projet de loi. Le procureur-général Bellart voulait qu’on en finît sur l’heure ; l’impunité n’avait que trop duré, selon lui ; il s’éleva contre les délais réclamés par les défenseurs, pour une nouvelle information devant une juridiction nouvelle ; il demanda à la chambre de juger sans désemparer. Ce Bellart était une espèce de loup de justice, qui avait quelque peu traîné dans la politique, assez habilement pour s’élever sous tous les régimes. Les passions réactionnaires du moment l’enflammaient ; ajoutées à l’âpreté d’esprit qu’il tenait de sa charge, elles firent de ses réquisitoires un monument de férocité. La chambre eut la pudeur de résister à cette impatience ; elle commit le baron Séguier aux informations. C’étaient quelques jours de gagnés ; tout ce qu’on pouvait attendre d’une assemblée prévenue, placée entre « l’ukase de M. le duc de Richelieu, » comme l’appelait méchamment Talleyrand, les objurgations du procureur-général, les déclamations furibondes de la chambre des députés, où l’on tonnait contre les lenteurs du Luxembourg, et l’attente fiévreuse d’une société qui obscurcissait les meilleurs esprits par l’unanimité de ses clameurs.

Le 21, jour de la première audience publique, le maréchal Ney fut extrait de la Conciergerie ; avec un grand luxe de précautions, car la police du comte Angles était affolée par la crainte d’un coup de main, on transféra le prisonnier dans l’appartement du Luxembourg qui devait être son dernier logis. Il y demeura sous la surveillance de quatre gardes du corps, déguisés en gendarmes et volontairement accourus pour ce service. La chambre prit séance à dix heures, l’accusé fut introduit. On remarquait dans les tribunes le prince Auguste de Prusse, le prince royal de Wurtemberg, M. de Metternich, M. de Goltz, des généraux russes et anglais en uniforme ; ceux qui fuyaient depuis quinze ans devant le cheval de Ney venaient prendre leur revanche à bon marché. Le public respirait les atroces passions du moment ; pendant qu’on distribuait le mémoire des avocats, Dupin remarqua un petit homme, tout voûté, chevalier de Saint-Louis, qui saisit une poignée de ces brochures et les déchira avec colère, comme pour anéantir la défense du prévenu. Les pairs siégeaient sous la présidence du chancelier Dambray. La pairie comptait à cette époque 214 membres ; les absences, excuses et récusations avaient réduit le nombre des juges présens à 161. Les ministres prirent place sur le banc des commissaires du roi.