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à Rome, sur la place près du studio, et tant de « figures vivantes » et si longtemps rêvées y attendaient le magique coup de marteau pour secouer leur linceul de pierre ! Il est vrai qu’à cet égard Michel-Ange ne fut que trop vite détrompé. Jules II tenait toujours à son projet de la Sixtine et ne voulait rien entendre à l’excuse non essendo io pittore, que lui répétait cette fois encore l’auteur du carton pour le Palazzo vecchio. Décidément, ce n’est que contraint et forcé, « la corde au cou, » que Buonarroti devait être amené à produire la plus grande œuvre de la peinture moderne, de la peinture de tous les temps…

« Lors de mon retour à Rome, — racontait-il plus tard dans la lettre déjà citée à Fattucci, — le pape Jules ne me permit pas encore d’exécuter le tombeau, mais me força de peindre la voûte de Sixte, et il fut convenu qu’il me paierait pour cela 3,000 ducats. D’après le premier projet, je devais exécuter les douze apôtres dans les lunettes et remplir le reste avec les ornemens d’usage. En abordant le travail, il m’a semblé toutefois, et je le dis aussitôt au pape, que cela ne serait jamais qu’une bien pauvre chose. Il me demanda pourquoi ? et je lui répondis : — « Parce que les apôtres étaient bien pauvres, eux aussi. » Alors il me donna une commande nouvelle : je devais faire ce qu’il me plaisait, il me le paierait en conséquence… » — Dans une note autographe, datée du 10 mai 1508 et conservée au British-Museum, l’artiste déclare avoir « reçu 500 ducats, poids juste, en à compte de la peinture dans la chapelle du pape Sixte, à laquelle je commence à travailler ce jourd’hui, d’après les conditions et conventions consignées dans un acte écrit par le Révérend Monseigneur de Pavie (Alidosi) et signé de ma main. »

La volonté opiniâtre du Rovere vient donc de l’emporter : le sculpteur du tombeau fera place désormais (1508-1512) au peintre de la Sixtine. Malade, dévoré par la fièvre, se donnant à peine le temps de manger une croûte de pain, le voilà perché pour un nombre d’années sur un échafaudage d’une hauteur vertigineuse, — « le pont, » comme l’appelle Condivi, — suspendu à la voûte et peignant, la tête toujours renversée. Sa vue en souffrira cruellement, et longtemps après encore il ne pourra lire une lettre ou contempler un dessin autrement que di giù in sopra, les yeux levés au plafond. Dans cette chapelle sombre et solitaire, le pape viendra le visiter par momens, au sortir d’un conseil où ont été discutés les incidens graves de la ligue de Cambrai, au retour d’une campagne où a été emportée d’assaut telle ville romagnole. Le vieillard de près de soixante-dix ans et qui en paraissait quatre-vingts, — tellement il était ridé et courbé, — montera résolument les marches raides et tortueuses qui, du mur extérieur, conduisent