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perquisition dévastatrice, enfonçant les portes, brisant tout sur leur passage ; que M. de Saint-Julien avait pu heureusement leur échapper, ainsi qu’un autre officier accusé par eux d’avoir parcouru le matin les casernes, en excitant les soldats à défendre leurs chefs et à tirer au besoin sur le peuple[1] ; enfin qu’une cachette, où Mme de Rions et sa fille s’étaient réfugiées, n’avait pas été découverte. Telle était l’œuvre accomplie par cette milice bourgeoise, en qui le consul avait affirmé que le commandant de la marine pouvait mettre une entière confiance !

Il semble qu’il ne restait plus à la municipalité qu’à racheter, s’il se pouvait, la honteuse faiblesse dont elle avait fait preuve depuis le commencement de cette funeste journée. Qu’elle fit des excuses aux officiers injuriés, maltraités, arrêtés au mépris non-seulement de tout droit, mais des formes les plus élémentaires de la justice ; qu’elle les prît résolument sous sa sauvegarde, qu’elle adressât aux Toulonnais une proclamation flétrissant avec énergie les excès commis ; qu’elle fît appel, pour en empêcher le retour, à la partie saine de la garde nationale, à celle que la haine aveugle de « l’aristocratie » ne privait pas encore tout à fait de raison et d’humanité, aux braves gens dont l’intervention avait sans doute prévenu le massacre de M. de Saint-Julien, puis de M. de Rions : et les suites de cette affaire, plus tristes et plus graves à certains égards que l’affaire elle-même, pouvaient être évitées. Mais il eût fallu, pour prendre cette initiative courageuse, des hommes capables de tenir tête aux passions déchaînées de la foule ; et ces hommes

  1. On trouve, à ce sujet, dans le Cahier d’informations et de recherches (Archives municipales de Toulon) un passage bien curieux et qui montre à quel point l’esprit de discipline était déjà compromis, même dans les troupes réglées. Déposition d’un témoin appartenant au corps royal des canonniers-matelots : «… A dit que le même jour que son général fut mis en prison, le sieur Chataignié, garçon-major de la marine, vint à onze heures du matin dans le quartier du déposant dire qu’il venait de la part du général pour savoir s’ils obéiraient au commandement que le général donnerait à la troupe. Tous les canonniers répondirent que, si le commandement était fait à propos, ils lui obéiraient. Alors, s’adressant à l’un des camarades du déposant, il lui dit : « — Que feriez-vous, monsieur ? — Comme mes camarades, » répondit le canonnier. Ensuite, venant au déposant, il lui dit : « — Et vous, monsieur ? » — À quoi le déposant lui répondit : « — Monsieur, si j’étais pour faire feu contre l’ennemi, je le ferais ; mais contre mes frères, monsieur, je ne puis pas le faire. — Qui sont vos frères ? lui répliqua le sieur Chataignié. — Mes frères, lui répondit le déposant, c’est la nation. » — Le mot est caractéristique dans sa forme naïve et doit bien avoir été dit. Quelques soldats se trouvaient encore sur le Champ de bataille quand M. de Saint-Julien fut attaqué par le peuple : — « J’espère, leur dit-il, que vous ne laisserez pas assassiner un officier à votre tête ? .. » — Cette troupe ne fit aucun mouvement pour le secourir. » (Lettre du marquis de La Roque-Dourdan à M. le comte de La Luzerne, en date du 2 décembre 1789, publiée dans le Compte-rendu au ministre de l’affaire de Toulon.)