Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/397

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On peut saisir ici, sur le fait, le mode de formation de ces sortes de légendes spontanées qui éclosent soudainement dans la foule — et qui ont dû altérer le véritable caractère de tant d’événemens. Un officier menacé par des émeutiers jette précipitamment à ses hommes l’ordre de porter les armes. Qu’on le remarque bien : la démonstration qu’il leur commande est parfaitement inoffensive ; c’est un avertissement à la sédition de ne pas aller plus loin, sous peine de voir la force imposer, s’il le faut, le respect de la loi. Mais ce commandement, lancé sans doute d’une voix vibrante, soit de colère, soit d’émotion, est mal compris, dénaturé. On croit entendre que l’officier dit de charger les armes au lieu de les porter. Cette première altération du fait initial entraînant aussitôt une nouvelle déformation, un nouveau grossissement de la vérité, l’ordre de porter les armes converti en celui de les charger, se métamorphose immédiatement en un ordre de tirer. Cette version mensongère se propage, court, vole, s’orne, s’embellit, s’enfle de bouche en bouche. Non-seulement elle ne rencontre pas un incrédule, mais elle suscite des témoins du fait controuvé qu’elle affirme. Et voilà comment, lors de l’enquête faite quelques jours après sur l’événement, il se trouva vingt-cinq personnes pour déclarer sous serment, avec une sincérité qu’on ne songe même pas à suspecter, qu’elles avaient entendu un ordre qui certainement n’a pas été donné. Chose étrange, les soldats eux-mêmes de M. de Broves se méprirent sur le sens du commandement qui leur était adressé par leur chef. Ceux du premier rang, qui pouvaient plus facilement entendre sa voix au milieu du tumulte, portèrent docilement les armes, comme il l’avait ordonné ; « mais une grande partie des autres se posèrent sur leurs armes ; dès lors, il fut accusé par le peuple d’avoir donné le commandement de faire feu, ce qui n’est pas[1]. » Cette attitude de la troupe ne pouvait manquer, en effet, de passer aux yeux des spectateurs pour un refus déclaré de verser le sang du peuple. Un témoin dépose : « Les soldats refusèrent d’obéir au commandement de charger les armes, disant qu’ils n’étaient pas faits pour égorger leurs amis, leurs frères. Plusieurs se reposèrent sur leurs armes ; d’autres jetèrent leurs fusils, et les citoyens crièrent : bravo, bravo, les soldats de la marine[2] ! » Et le Mémoire de la ville, paraphrasant ce document selon les règles de la rhétorique du temps, enregistre en termes pompeux cette déposition : « Non, non ! s’écrient à l’envi les

  1. Compte-rendu au ministre de l’affaire de Toulon, lettre du marquis de La Roque-Dourdan au comte de La Luzerne, en date du 2 décembre 1789, p. 7. (M. de La Roque-Dourdan, capitaine de vaisseau, exerça par intérim les fonctions de commandant de la marine à Toulon durant la détention de M. de Rions.)
  2. Archives de Toulon. (Extrait du troisième cahier d’informations et de recherches.)