Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

crête, roulant sur la pente, arrêtées soudain, couvriraient de leurs débris les mornes espaces d’une lande brûlée.

À certains jours de la semaine, on voit dans ce désert errer quelques formes humaines : de tristes Juifs vont d’une pierre à l’autre, un à un, d’une démarche ployée, comme des revenans qui se seraient levés de ces sépultures, les frôlant de leurs longues robes, montrant au jour leurs faces pâles et soucieuses, se donnant de sinistres rendez-vous autour de certaines tombes et puis les étreignant avec des sanglots, les couvrant de pleurs, gémissant avec des mouvemens passionnés, des convulsions de tout le corps, déchirant le silence de leurs lamentations aiguës. Étrange race, peuple fantôme, que ces Juifs d’Orient, qui du fond du passé semblent surgir pour protester contre la fuite du temps et le progrès de la vie.

En bas de la jonchée oblique que font toutes les pierres funéraires, il y a d’étranges monolithes, des cubes, des pyramides, d’autres, de forme indescriptible, qui appartiennent à une architecture à part, d’un art juif, très antique et mystérieux, un peu « troglodyte[1], » très différent de l’art connu de l’Egypte et de la Grèce. Tous ouverts, brisés, ou troués, ces monumens asmonéens, au pied du champ ruiné des tombes, comme si la vallée de Josaphat n’attendait plus rien, comme si, la trompette fatale ayant déjà sonné, tous les morts s’étaient levés, laissant leurs sépulcres vides et la vallée plus morte encore, immobile à jamais dans ce silence des choses éternelles qui est plus terrible que tous les jugemens.

Plus loin, les reliques chrétiennes recommencent ; le jardin de Gethsémani qu’arrose soigneusement un moine jardinier. Petit mur propret, coquettes plates-bandes, vieux oliviers dont les fruits sont précieux, car leur huile se vend cher et leurs noyaux vernis font des chapelets. Ailleurs, au fond d’une grotte, la tombe de la Vierge où l’on retrouve les autels grecs, latins, arméniens et même un mihrab, car l’Islam eut aussi sa part du sanctuaire, et le calife Omar, dont la mosquée se dresse sur l’emplacement même du temple, a prié, lui aussi, dans Gethsémani.

Laissons là ces reliques douteuses : toute la douleur de la Passion s’est enfoncée dans cette campagne où la nature a pris des aspects de désespoir, de deuil morne, qu’elle ne peut pas avoir ailleurs. Pour se rapprocher sûrement de Jésus, qu’est-ce qui peut valoir la lecture de son agonie devant ce paysage dont son regard a certainement suivi les lignes et qui se reflète en ce moment dans

  1. Renan.