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silence fragile, comme des gouttes qui tombent, une à une des clochettes tintaient, et l’on voyait surgir une file de chameaux, apparition solennelle, si lente qu’elle semblait ne point avancer tant qu’on n’avait point vu les étranges bêtes, tour à tour, avec lenteur, avec précaution, plier leurs genoux calleux, étaler leurs pieds capitonnés dans la poussière, balançant, prélassant au bout de leurs longs cous flexibles leur tête osseuse où rêvent et sommeillent deux gros yeux.


19 septembre.

De Jaffa à Jérusalem, trois heures de trajet par une belle matinée fraîche. D’abord la plaine, roussie par l’été, hérissée de plantes sèches qui sont un peuple de fleurs au printemps, à présent un tapis fauve et riche, paysage simple où nulle verdure ne fait tache et qui fond là-bas en brume impalpable, au pied des collines molles. Puis la chaîne que nous atteignons très vite, le roc, la dure Judée, ardente et monotone comme des versets de la Bible. Le train serpente, décrit de grandes courbes dans les gorges profondes entre des lignes de pierre, qui sont les échines nues et brisées d’un pays autrefois vivant, le squelette disjoint et rongé de la terre. Quelquefois, par taches, un peu de la pelure végétale reparaît, combien maigre et souffrante ! On olivier fait une grise et discrète broderie sur la pierre, ombrage un pâtre qui garde ses chèvres. Lydda, Ramleh, Bittir, de petits hameaux, des cases blanches, des dômes de boue que l’on dirait bâtis par des castors, surgissent quelquefois d’une oasis parmi les sveltes palmiers, le plus souvent s’accrochent, se confondent à la morne pierre. De longs arrêts ; il faut laisser passer les bestiaux, décider à se relever un paysan qui s’est étendu sur la voie. Dans ce premier voyage où elle est une étrangère, à coup sûr l’ennemie des chameliers, la machine marche prudemment. Nous allons un peu à la découverte, sans savoir ce qui nous attend au prochain tournant. Je crois bien que nous nous sommes arrêtés devant plusieurs puits, comme il convient en Orient, à la façon des caravanes.

Nous montons toujours sur le haut plateau ; paysage de plus en plus minéral, impropre à la vie, où il ne reste plus rien que l’inutile matière pétrifiée que la nature jette et promène à travers les profondeurs de l’espace. Et dans ce cadre étrange, qui s’élargit un peu, mais toujours limité par de dures arêtes entre-croisées, voici paraître des toits de brique rouge, des couvens carrés, des bâtisses banales, une ville de province qui surgirait sur les ruines d’un astre desséché : c’est Jérusalem et l’on voudrait s’en retourner.