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brillante dans la strophe, où quelques mots pour ainsi dire accrochent la lumière, un peu plus éteinte dans l’antistrophe ; à part cela, même mouvement, même période, même cadence, même style, et si la voix enfin qui lit ou qui déclame est la même, le contraste sera nul, ou peu s’en faut.

La musique va le fortifier, l’élargir, et des deux strophes jumelles tirer les plus dissemblables effets. De la première d’abord. Rien que le premier vers suffit à tout un tableau. Des accords parfaits, les plus calmes de tous les accords, s’étagent et s’égrènent en lents arpèges, faisant le silence autour du poète endormi. Dors, murmurent des voix de femmes, très bas ; dors, répondent les voix des hommes, un peu plus graves, mais non moins douces, craignant encore d’en dire davantage et respectant le repos du fils des dieux. Puis l’hémistiche se hasarde : Dors, ô fils d’Apollon, puis le vers tout entier mollement se déroule. Et nous le contemplons, béni par le chant des muses, gardé par leur veillée amie, le sommeil antique, flottant sur un front ceint de lauriers. Les sons ajoutent ici déjà tout un cortège de sensations à la sensation incomplète des vers, et plus que la poésie elle-même, ils sont poètes, c’est-à-dire créateurs.

Au premier vers, les voix surtout donnent la vie ; les instrumens la donnent aux autres, enveloppant le reste de la strophe d’un bruissement harmonieux, de lumineux frissons, d’une atmosphère qui se meut et qui chante. Et quand vient le dernier vers, le plus court : La lyre chante auprès de toi, alors il semble que la lyre elle-même s’éveille ; son propre nom, trois fois répété, provoque dans l’orchestre une éclosion, une fermentation d’enthousiasme, qui bientôt s’apaise, retombe, et les cordes d’or, un instant effleurées et vibrantes, redeviennent muettes.

À la harpe maintenant de dire, non plus le sommeil, ni les loisirs que faisaient les dieux, deus nobis hec otia, mais l’éveil douloureux à la vie et les yeux tout grands ouverts au spectacle du malheur et de la souffrance. Plus de prélude léger, mais un appel des orgues austères, de l’instrument chrétien par excellence. Nul accompagnement et pas d’harmonie. Sans accompagnement encore et sur le même motif que l’orgue, la voix psalmodie : Éveille-toi, jeune homme, enfant de la misère ! Elle suspend et laisse flotter le dernier, le triste mot, dont s’accroît et se prolonge ainsi la tristesse. Plus loin, même effet, même mise en valeur de l’idée et des paroles par la musique, par les deux notes culminantes de la phrase et par un accent marqué sur les mots : « un indigent, ton frère, » parce que là se concentre le principe et l’essence de la nouvelle doctrine et des devoirs nouveaux. A ta porte en vain s’est assis. Le thème descend lentement ; il livre une par une les paroles de reproche à notre méditation, à notre repentir, et cette fois encore, plus éloquente, ou, si vous aimez le mot, plus suggestive